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Le Recueil Factice
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Expérience utilisateur, ethnographie et pop-ethnographie en bibliothèque

Nicolas Beudon
Je ne travaille pas en bibliothèque universitaire mais l’ADBU m’a fait pas mal bosse pour son congrès 2016 ! J’ai animé quelques ateliers flash au cours de la journée d’étude consacrée à l’UX (expérience utilisateur). J’ai également traduit avec Benjamin Caraco un petit Guide de la recherche ethnographique en bibliothèque qui a été remis aux congressistes. Vous vous demandez peut-être quel est le rapport entre ethnographie, expérience utilisateur et bibliothèques ? Alors faisons le point ensemble… 

Pourquoi utiliser la méthode ethnographique.?

Si l’ethnographie n’est pas encore largement pratiquée en bibliothèque, on connait bien en revanche les enquêtes de public d’inspiration sociologique. Les techniques utilisées pour ce type d’enquête sont souvent quantitatives. L’instrument typique est le sondage basé sur un questionnaire qui permet de produire des résultats chiffrés, objectifs, mesurables et comparables. C’est une approche très utile pour construire une vision d’ensemble ou évaluer un service par exemple mais qui a aussi des limites : les gens ne font pas toujours ce qu’ils disent et ils ne disent pas toujours ce qu’ils pensent…

La démarche ethnographique est différente : son objectif est d’accumuler un maximum de données riches en contenu (comme des témoignages ou des descriptions) qui seront ensuite étudiées pour dégager du sens ou identifier des constantes. L’ethnographie permet de comprendre un phénomène du point de vue des acteurs concernés. Elle permet de dépasser l’opacité des statistiques et d’éclairer finement des motivations et des pratiques. En contrepartie, cette approche est chronophage : les résultats sont longs à traiter et difficiles à généraliser. Bref, chaque méthode a ses avantages et ses inconvénients.

En France, la recherche ethnographique est encore peu employée en bibliothèque (même s’il y a quelques contre-exemples). En revanche, chez les anglo-saxons, c’est beaucoup plus fréquent. Le Guide de la recherche ethnographique diffusé par l’ADBU a été rédigé par Andrew Asher et Susan Miller dans le cadre du projet ERIAL, un vaste programme de recherche qui s’est déroulé entre 2008 et 2010. Dans ce guide, les deux bibliothécaires-anthropologues décrivent les méthodes qu’ils ont employées pour mieux comprendre la façon dont les étudiants se documentent : des entretiens semi-directifs (basés sur des guides de conversation flexibles plutôt que sur des questionnaires fermés), des séances d’observation et d’immersion sur le terrain (comme des chercheurs qui étudieraient une peuplade éloignée), des exercices de cartographie, des « journaux intimes » ou des recueils de photographies réalisés par des étudiants, des ateliers de co-design.

Le projet ERIAL est le descendant direct du travail réalisé par Nancy Foster à l’université de Rochester en 2007. Leur point commun ? Ce ne sont pas des recherches réalisées simplement pour l’amour de l’art ou à des fins d’évaluation. Elles incluent un volet pratique visant à mettre en place de nouveaux services. Le grand intérêt du matériau ethnographique, par opposition aux données statistiques abstraites, c’est en effet de porter sur des pratiques et des comportements concrets qui peuvent être directement exploités pour imaginer de nouvelles solutions, de nouveaux services ou de nouvelles offres, mieux adaptés aux usagers.

Cette façon d’intégrer l’ethnographie à une démarche de conception existe depuis longtemps dans le monde du design, en particulier dans le design d’interface, dans le design d’expérience utilisateur, et dans les approches plus générales qu’on englobe sous les termes « design centré sur l’humain » et « design thinking. » Ces démarches sont souvent réduites à des techniques de créativité, à des formats courts de type « workshop » ou à des « ateliers post-it » où les usagers sont absents où présents de façon purement formelle (via des fiches persona par exemple) mais c’est un vrai contresens. Au contraire, toute la force de ces approches réside précisément dans le fait de partir de l’expérience de l’utilisateur et de données ethnographiques recueillies sur le terrain.

Faisons de la pop-ethnographie !

Si vous souhaitez utiliser des techniques ethnographiques mais que votre motivation est avant tout pratique, la méthodologie présentée dans le guide ERIAL peut sembler intimidante : un groupe projet conséquent incluant des experts scientifiques, un calendrier pluriannuel, 5 universités associées, des centaines de participants… Mais le découragement serait la mauvaise option : même si vous n’avez pas les moyens de vous lancer dans un projet de cette ampleur, les techniques présentées dans le guide peuvent tout à fait être employées à plus petite échelle.

Précisons d’abord qu’il n’est pas nécessaire de vous grimer en chercheurs ou en ethnologues – ce que vous n’êtes probablement pas – pour utiliser des méthodes ethnographiques. En tant que bibliothécaires, ces techniques nous intéressent avant tout en tant que leviers pour l’action. À ce titre, elles présentent un intérêt, même lorsqu’elle sont employées sans protocole scientifique rigoureux.

D’autre part, ces techniques sont finalement très simples, peu coûteuses et elles peuvent porter leurs fruits, même à petite échelle. On dit parfois qu’avec une démarche quantitative il faut rencontrer 100 personnes pour aboutir à 10 vérités, alors qu’en adoptant une démarche qualitative, il suffit de 10 personnes pour mettre à jour 100 faits pertinents. Il ne faut bien sûr pas prendre ces chiffres au pied de la lettre mais vous saisissez l’idée.

Prenons un exemple. Margaret Westbury est responsable d’une petite bibliothèque de collège à l’université de Cambridge. Dans son article « UX and a small academic library » (publié dans l’ouvrage collectif User Experience in Libraries), elle présente les techniques très simples qu’elle a employées pour mieux connaitre ses usagers, notamment des exercices de cartographie suivis de brefs entretiens individuels. Cette mini-enquête a permis de mettre en évidence des choses intéressantes. Par exemple, une salle informatique désuète que l’université envisageait de supprimer jouait en fait un rôle essentiel dans la vie des étudiants. Inversement, un espace confortable meublé avec des canapés et considéré comme un type d’espace à développer suscitait des réactions mitigées chez les étudiants. Ce projet ethnographique à petite échelle n’a pas eu de conséquences révolutionnaires mais il a permis, sans budget et en très peu de temps, de dissiper certains préjugés, d’améliorer certains services et, je cite, « d’affûter la discussion concernant l’équipement des étudiants, leur utilisation des ressources de la bibliothèque, et leurs besoins d’espaces de travail. »

Je propose le terme « pop-ethnographie » pour désigner cette façon d’employer des techniques ethnographiques dans un format allégé, avec un objectif non scientifique mais pratique, professionnel, managérial ou bibliothéconomique (je plagie Deleuze et Guattari qui parlaient de « pop-philosophie » dans les années 70).

Deux exemples de pop-ethnographie en bibliothèque et ailleurs

« Work Like a Patron Day » et le challenge « Shadow a Student » sont deux exemples d’évènements pop-ethnographiques qui n’ont absolument rien de scientifique, mais qui peuvent être une source d’inspiration en bibliothèque.

Work Like a Patron Day (qu’on pourrait traduire par « Une journée dans la peau d’un usager » et que je vais abréger en #WLAP) est un évènement qui a été lancé par notre collègue américain Brian Herzog en 2008. L’idée est simple : tous les ans, à la mi-octobre, des bibliothécaires se proposent de passer une journée en immersion dans la peau d’un usager pour en tirer des conclusion et des idées d’amélioration. Cette journée en immersion implique notamment :

  • d’entrer et de quitter la bibliothèque par l’entrée du public
  • d’utiliser les toilettes du public
  • d’utiliser les postes informatiques publics pour travailler
  • d’utiliser les espaces de travail reservables par le public pour faire des réunions
  • de suivre le règlement de la bibliothèque (et de payer ses pénalités de retard !)
  • etc.

Vous pouvez trouver plus de recommandations et des liens vers des retours d’expérience sur cette page Wiki et en furetant sur les réseaux sociaux.

Au-delà des bibliothèques, dans le monde de l’enseignement, il existe un évènement très comparable à #WLAP : le Challenge « Shadow a Student ». Le principe ? Des enseignants passent une journée en « filature » aux côtés d’un élève ou d’un étudiant pour mieux comprendre son quotidien, depuis sa montée dans le bus scolaire jusqu’à son retour à la maison. La carte présente sur le site officiel répertorie à ce jour 1528 participants qui se sont jetés à l’eau dans 32 pays.

Si je mentionne cet événement, c’est parce qu’il dispose d’un site web très bien fait pour accompagner l’enseignant, avec des tutoriels, des supports de communication et même un petit kit d’activités conçu par IDEO (oui, oui : l’agence de design à l’origine du Design thinking en bibliothèque, encore eux !) Ces outils, qui permettent de tirer au mieux profit de l’expérience en la préparant, en la balisant, et en en gardant une trace, pourrait tout à fait être transposés et réemployés en bibliothèque, d’autant plus qu’ils sont sous licence CC BY…

Et vous, qu’en pensez-vous ? Auriez-vous envie d’employer des techniques ethnographiques dans vos bibliothèques ? Avez-vous déjà l’habitude d’observer vos usagers comme s’ils appartenaient à une tribu lointaine ? Seriez-vous prêt à organiser un évènement comparable à Work Like a Patron Day ou Shadow a Student dans votre structure ? Si vous êtes intéressé par cette idée, laissez-moi un mot dans les commentaires ou  bien contactez-moi sur les réseaux sociaux, il y a peut-être une piste à creuser !……

2 Commentaires

  1. Defossé

    Merci pour les idées 🙂 très bon article

    Réponse
  2. Raphaële Gilbert

    Bonjour,

    J’aime beaucoup l’idée du Work Like a Patron Day et vais réfléchir à l’adapter à la médiathèque. Nous avons déjà testé une mini-expérience du même type. A chaque nouveau collègue qui rejoint l’équipe, nous demandons une phase d’immersion : lors de son 1er ou 2ème jour, nous lui prévoyons une plage de 2h à passer dans les espaces ouverts au public, afin de profiter de son regard encore neuf. Il peut donc s’installer dans un canapé, faire une partie de jeux vidéo, etc. A la lecture de votre article, je me dis que nous pourrions aller plus loin. Inspirant, merci !

    Réponse

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