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Le Recueil Factice
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Comment aménager une bibliothèque « comme chez soi » ?

Nicolas Beudon
À Bayeux, nous sommes en train de finaliser le choix du mobilier pour les 7 lieux. Comme dans la quasi-totalité des nouvelles médiathèques, l'idée de troisième lieu est une ligne directrice importante, qui se concrétisera notamment dans l'aménagement intérieur. Nous avons l'objectif de créer un espace où l'on se sente vraiment "comme chez soi" ou "comme à la maison." C'est une tendance très actuelle (que l'on retrouve dans d'autres lieux, que ce soit des espaces de co-working, des boutiques ou des restaurants. Mais comment fait-on, concrètement, pour créer un aménagement "comme chez soi" ?

En travaillant de façon empirique sur le choix et l’implantation du mobilier avec mes collègues (essentiellement Eva Garrouste et Amélie Pappalardo), puis avec notre principal fournisseur IDM, les 5 grands principes qui suivent se sont progressivement imposés pour définir l’idée de « comme chez soi » (idée qui était, il faut le dire, un peu nébuleuse initialement).

Deux avertissements avant d’aller plus loin :

  • Premièrement, ces idées sont issues d’un projet de construction, doté à ce titre d’un budget important (plus de 450000 euros pour l’intégralité du mobilier : assises, rayonnages, espaces publics et professionnels, réserves). Cependant, elles sont tout à fait transposables à plus petite échelle.
  • Deuxièmement, les 7 lieux restent tout de même une petite médiathèque (environ 2000m2 accessibles au public, dont la moitié correspond au plateau médiathèque en tant que tel, et l’autre moitié au hall d’entrée, à la salle d’expo et à la salle d’animation). Nous avons également commencé à forger le projet d’établissement bien après le concours d’architecte. Enfin, nous avons travaillé sans décorateur d’intérieur. Bref, l’intervention des bibliothécaires s’est jouée à la marge.

Les 5 grands principes du « comme chez soi »

1. Du mobilier de type « habitat »

Premier principe presque tautologique : il faut renouveler le mobilier dans lequel nous nous cantonnons trop souvent, sortir des gammes collectivité pour choisir des marques axées davantage sur des univers de type habitat. Les grandes marques de design international (Vitra, Fritz Hansen…) sont une option intéressante, à condition d’éviter le design trop tape-à-l’œil, les lignes trop avant-gardistes et les couleurs flashy. Il s’agit d’évoquer l’univers et l’ambiance d’un living room, pas le showroom prétentieux d’un salon du design !

L’idéal est carrément d’opter pour des marques qui s’adressent aux particuliers, comme Roche Bobois, chez qui nous avons choisi l’emblématique canapé Mah Jong. Un point de vigilance si vous faites ce choix : il faut que le matériel et les revêtements soient suffisamment résistants pour un usage collectif (j’y reviendrai plus bas).

L’emblématique Mah Jong de Roche Bobois dans lequel vous viendrez vous affaler dans les 7 lieux.

Certaines marques spécialisée dans les espaces de travail et de coworking (Steelcase, Bene, Orangebox…) peuvent constituer un compromis intéressant car, dans ce secteur, le « comme chez soi » est une tendance très forte depuis plusieurs années, combinée à une vraie exigence de durabilité et de résistance.

La collection issue de la collaboration entre Steelcase et Bolia joue à fond la carte du « comme chez soi » adapté aux espaces de travail.

2. Diversifier les usages et raisonner en terme d’univers

L’essence du troisième lieu est de partir des usages pour diversifier l’offre traditionnelle des bibliothèques. Même si vous avez en tête une idée bien précise du mobilier de bibliothèque idéal, par goût personnel ou par conviction professionnelle, ne vous enfermez pas dans une proposition unique : vous ne proposez probablement pas les mêmes services ou les mêmes collections dans tous vos espaces et, en fonction de leurs pratiques culturelles, de leur profil sociologique, ou même du moment de la journée, tous vos usagers n’auront pas les mêmes postures ou la même conception du confort.

Raisonnez plutôt en terme d’univers : si vous avez un coin jeu vidéo qui cible les plus jeunes, pensez aux chambres d’ados ou à la déco des magasins qui s’adressent à ce type de public comme Citadium. Cherchez des assises près du sol et modulables où l’on peut s’affaler à plusieurs. Si vous souhaitez agencer un coin lecture davantage tous publics, le « comme chez soi » se traduira plutôt par des chauffeuses confortables, des fauteuils à oreilles, des tapis moelleux…

Enfin, dites-vous bien que tous vos espaces n’ont pas à passer à la moulinette du troisième lieu ! Il y a peut-être des zones de votre établissement qui nécessitent un tout autre parti-pris, plus traditionnel (salle d’étude ou patrimoine, espace informatique, etc.)

3. Raconter une histoire : oser le mobilier chiné ou dépareillé

Dans votre domicile personnel, tous les meubles ne se ressemblent pas, ils ont été achetés à différents moment de votre vie et, de ce fait, ils ont tous une histoire : le Poang d’Ikea que vous trainez depuis vos années de fac, le canapé trois places dans lequel vous avez investi quand vous avez commencé à vivre en couple, le buffet hérité de grand-mère…

Pour faire du « comme chez soi », il faut habilement dépareiller votre mobilier pour qu’il semble lui aussi avoir une histoire… mais sans tomber non plus dans le capharnaüm. Pour éviter cet écueil, obligez-vous à jouer sur une seule variable à la fois : les couleurs, les matériaux ou les styles (par exemple : à une table de travail, installer 4 chaises identiques, mais dans des couleurs différentes. Dans un salon de lecture, positionner 3 chauffeuses différentes mais dans un même camaïeux, ou bien deux canapés Chersterfield et un fauteuil plus moderne).

Vous ne trouvez pas ce qui vous convient dans le catalogue de vos fournisseurs ? Pourquoi ne pas oser le mobilier chiné en brocante, la récup, le DIY, ou bien le mobilier à bas coût de type Ikea ? On peut aussi imaginer de recycler de vieux meubles de bibliothèque, obsolètes mais pleins de cachet (un meuble à fiches recyclé en grainothèque par exemple).

La bibliothèque Garaget

Encore une fois, il faut être conscient que l’usure sera peut être plus rapide sur ce type de meubles… mais le gain visé se situe ailleurs : vos espaces auront bien plus de personnalité s’ils sont équipés avec du mobilier qui a vraiment « vécu. » Ce parti-pris très osé titille beaucoup de professionnels depuis un voyage d’étude en Suède qui a permis aux bibliothécaires français de découvrir la bibliothèque Garaget à Malmö, presque entièrement composée de mobilier chiné.

Décomplexé par cet exemple extrême, de plus en plus d’établissements font ce choix, pour des motifs variables (budgétaires, esthétiques…), parfois en se limitant à un seul meuble par-ci par-là (le canapé Strandmon d’Ikea, au charme délicieusement désuet, est très à la mode en ce moment). La BU d’Angers constitue (comme souvent !) un cas un peu à part, avec des salons « récup » composés de mobilier Emmaüs. L’idée est de tester à bas coût des aménagements atypiques, sans investir dans du mobilier couteux, dans un esprit proche des démarches UX.

4. Aller voir ailleurs

Comment éviter de commettre des fautes de goût en jouant sur l’uni/désuni ? Le plus simple, si l’on est pas décorateur d’intérieur ou doué d’un sens esthétique inné, est de s’inspirer d’autres lieux qui y parviennent. Pour meubler les 7 lieux, nous avons scruté de près l’agencement de certains tiers-lieux, comme le Maif Social club à Paris. Nous avons également passé beaucoup (trop !) de temps sur des sites tels que Retail Design Blog ou Office Snapshots.

Le Maif Social Club à Paris

Il est évidemment possible de s’inspirer d’autres bibliothèques. C’est en Scandinavie et aux USA qu’on retrouve les établissements avec les partis-pris les plus forts dans le domaine du « comme chez soi ». On est parfois à la limite du kitsch, avec une décoration qui renvoie à l’idée du bric-à-brac, ou qui évoque le cliché du « petit coin au chaud près de la cheminée » (les bibliothèques Anythink dans le Colorado).

Une bibliothèque du réseau Anythink, dans le Colorado.

Les choix osés des américains et des scandinaves sont peut-être un peu éloignés de notre culture, mais ils sont extrêmement intéressants à analyser et peut être à reproduire partiellement. Les bibliothèques françaises sont trop souvent monochromes, d’un blanc clinique ou bien éventuellement bicolores, sans chaleur et sans matériaux vivants à l’exception du sempiternel patio intérieur. Il y a bien entendu quelques exceptions comme le Tempo, la jolie médiathèque de Vezin-le-coquet décorée avec amour par sa directrice Corinne Debel-Regereau et dont les blogeuses de Let it bib nous proposent une visite guidée.

A Vezin-le-coquet : enfin une bibliothèque « comme chez soi » à la française !

Dernière source d’inspiration, pour dépasser les jugements à l’emporte-pièce du style « c’est tendance/c’est ringard » ou « ça me plait/ça me plait pas », la documentation produite par des fabricants comme les études de Steelcase ou les enquêtes Life at home d’Ikea, qui vous permettront d’alimenter votre jugement avec des données objectives.

5. Plaid, coussins, plantes et accessoires : le règne du « Hygge »

Pour finir, qu’est-ce qui distingue le petit nid douillet où vous vous sentez bien d’une administration froide et anonyme ? L’attention aux détails, les bibelots et les souvenirs, les coins et les recoins où se blottir. L’odeur du chocolat et du pain grillé le matin, une bougie allumée sur un rebord de fenêtre en fin de journée, un plaid froissé sur un canapé…

Tout cela contribue à composer une ambiance sécurisante, chaleureuse et un peu indéfinissable. Indéfinissable en français en tout cas, parce que les danois ont un mot pour ça : « Hygge » (prononcez « hou-geuh »), que l’on peut traduire grosso-modo par « bien-être. » Le hygge, c’est une certaine idée du cocooning qui constitue un véritable art de vivre chez nos voisins scandinaves. C’est aussi devenu un véritable phénomène de mode depuis le livre de Meik Wiking (publié en France par les éditions First). Un exemple d’idée toute simple à reprendre ? Disposer ici et là dans votre bibliothèque des plaids, des coussins, des plantes ou des objets déco en matériaux naturels. Une fois cette étape franchie, pourquoi ne pas aller plus loin et aménager quelque part un petit recoin douillet où se blottir (ou « Hyggekrog ») avec un grand plaid, un fauteuil en rotin, une lumière tamisée ? (pour les objets textiles ou salissants, n’oubliez pas leur entretien régulier, au même titre que les tapis qui ornent peut-être déjà votre section jeunesse !)

Le manifeste du hygge de Meik Wiking

Si vos centres d’intérêt vous poussent davantage vers le marketing que vers l’art de vivre, il y a un signe qui ne trompe pas et qui indique que votre bibliothèque est certifiée hygge : elle deviendra aussitôt et comme par miracle instagrammable ! Si vos usagers commencent à dégainer leurs smartphones et à prendre en photo avec amour les recoins douillets de votre bibliothèque, il est fort probable que vous ayez gagné le pari du « comme chez soi. »

Les limites du « comme chez soi »

Les grands principes précédents peuvent faire tiquer et il faut reconnaitre que le « comme chez soi » peut présenter des limites et des difficultés qui se ramènent à trois objections principales.

Objection numéro 1 : « On n’a pas le droit de faire ça dans un ERP »

J’ai souvent été confronté à des collègues bibliothécaires ou même des architectes estimant qu’un mobilier de type habitat, ou même de simples coussins, n’ont pas leur place dans un ERP (établissement recevant du public) pour des raisons de normes de sécurité. Roman Spilotros, élève conservateur qui a été en stage à la BU d’Angers en 2017 a répondu très clairement à cette question :

Le règlement de sécurité contre les risques d’incendie et de panique dans les établissements recevant du public (ERP) indique clairement dans les articles AM15 et AM16, Chapitre 3, section 4,  que “Le gros mobilier, l’agencement principal, les stands et les aménagements de planchers légers en superstructures, situés dans les locaux et les dégagements, doivent être en matériaux de catégorie M3. Ces dispositions ne concernent pas le mobilier courant, pour lequel aucune exigence n’est imposée. Le gros mobilier qui comprend les caisses, bars, comptoirs, vestiaires, etc., et l’agencement principal qui comprend les écrans séparatifs de boxes, rayonnages, bibliothèques, étagères, présentoirs verticaux, casiers, estrades, etc., doivent occuper des emplacements tels qu’ils ne puissent gêner ou rétrécir les chemins de circulation.Ils doivent être éventuellement fixés au sol ou aux parois de façon suffisamment rigide pour qu’une poussée de la foule ne puisse les déplacer.”

Rien dans la section pour les ERP de type S (Bibliothèques) ne sur-contraint par rapport au règlement général. L’ameublement français diffuse en ligne une fiche synthétique claire (plus facile à lire que le règlement sur Légifrance !) des contraintes et latitudes d’actions  en matière de mobilier dans les ERP. Aucune exigence n’est imposée dans la réglementation pour quelques fauteuils, méridiennes, canapés dans une zone a priori non fumeur et “habitée”.

Redisons-le une nouvelle fois : bien sûr que vous avez le droit de mettre un fauteuil IKEA, un canapé chiné chez Emmaüs, un plaid ou des coussins dans votre médiathèque et aucune commission de sécurité ne vous retoquera pour ce motif !

Objection numéro 2 : « Ça va s’abimer trop vite »

Cette objection est légitime si vous optez pour du mobilier d’habitat fragile, ou pour de la récup. La réponse la plus simple, si l’usure vous pose un vrai problème, est tout simplement de bannir le mobilier fragile et de choisir uniquement du mobilier d’inspiration troisième lieu mais très solide. Comme je le disais plus haut, depuis que la mode du « comme chez soi » s’est répandue jusque dans les espaces de travail, c’est devenu très facile car de nombreux fabricants jouent cette carte.

Deuxième réponse possible : assumer cette usure inévitable et prévoir un budget de rachat. Dans la plupart des cas, cette somme sera assez modeste, s’il s’agit de remplacer tous les 2 ou 3 ans un canapé club par exemple. En revanche, si vous choisissez de meubler tout un espace ado avec du mobilier IKEA, il faudra accepter de le renouveler à une fréquence régulière…

Objection numéro 3 : « La déco ???… Mais ce n’est pas notre métier »

Cette objection est en partie fondée… mais en partie seulement ! Certes, un bibliothécaire n’est ni un architecte ni un décorateur d’intérieur et si vous pouvez vous faire aider dans le cadre d’une AMO (assistance à la maitrise d’ouvrage) faites-le !

Attention cependant : même si vous n’êtes pas des spécialistes de la décoration, c’est vous – les bibliothécaires – qui êtes les mieux placés pour connaitre vos usagers et leurs pratiques. Vous n’avez évidemment pas à connaitre sur le bout des doigt le catalogue de Vitra ou Moroso mais par contre c’est vous, et vous seuls, qui devez, qui pouvez, définir une stratégie d’aménagement, de décoration et d’implantation du mobilier. On a trop tendance à déléguer ces choix cruciaux à des architectes, ou même des entreprises de mobilier, dont les objectifs ne sont pas les nôtres, et qui n’ont pas une démarche orientée usagers.

Ce n’est peut-être pas pour cela que vous avez choisir de faire ce métier mais c’est une conséquence inévitable de l’idée de bibliothèque troisième lieu : à partir du moment où l’on considère que les espaces font partie de notre offre de base, alors l’aménagement intérieur doit intégrer notre socle de compétences professionnelles, au même titre que l’achat de documents, la valorisation des collections, la médiation numérique ou l’action culturelle.

Bikini island de Moroso : une gamme de mobilier dont nous disposerons dans les 7 lieux et qui sont l’incarnation même du « comme chez soi »… Vous ne trouvez pas ?

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