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Le Recueil Factice
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Le paradoxe du choix – Pourquoi le « prêt surprise » fonctionne-t-il si bien en bibliothèque ?

Nicolas Beudon
Dans ce billet, j'ai envie de vous faire découvrir un phénomène bien connu des psychologues et des économistes, le paradoxe du choix (et son pendant : la surcharge de choix). Pour introduire cette notion et illustrer sa pertinence en bibliothèque, je vais partir d'un type de médiation très populaire : "le prêt surprise".

Prêt surprise, box, et autres formats de prêt originaux

Le prêt surprise, le prêt mystère ou le prêt à l’aveugle (il n’y a pas à ma connaissance d’appellation officielle pour cette pratique), consiste à réunir un ou plusieurs documents destinés au prêt dans une enveloppe ou un sac opaque. Les documents sont généralement connectés par une thématique commune inscrite sur le sac. On peut également indiquer un genre, un public cible, la première phrase dans le cas d’un roman, ou tout autre indice susceptible d’éveiller la curiosité de l’usager.

Un exemple de bibliothèque ayant choisi de présenter ses prêts surprise sous forme de paquets cadeau (source : compte Twitter de la Bibliothèque de l’Université de Genève site Uni CMU). C’est une bonne idée mais attention, car certaines personnes pourraient croire qu’il s’agit vraiment d’un cadeau, sans obligation de rendre les documents ! C’est la mésaventure qui nous est arrivé avec un usager lorsque je travaillais à Bayeux !

Cette forme de médiation originale et ludique est souvent mise en place avant les vacances scolaires. Elle laisse une grande marge de liberté aux bibliothécaires pour la mise en scène, la sélection des documents, ou le choix des indices fournis.

Le prêt surprise rappelle d’autres dispositifs dont sont particulièrement friands nos collègues anglo-saxons. Le recours au hasard évoque ainsi les « book jars » (des carafes remplies de papiers à piocher correspondant chacun à une suggestion de lecture, avec en guise d’indice un code couleur correspondant au genre du livre).

« Quelle sera ma prochaine lecture ? » Un exemple de book jar (source : Booktrust/Emma Suffield)

Le conditionnement sous forme de sac ou de paquet fait quant à lui penser aux « binge box » (des mallettes réunissant des DVD à regarder à la chaîne le temps d’un week-end).

Des Binge box : films Pixar, voyages en dans le temps, etc. (source : page Facebook de la bibliothèque publique de Plano au Texas)

La particularité du prêt surprise, comme son nom l’indique, est que le lecteur ignore totalement ce qu’il va emprunter : il ne le découvrira qu’une fois la transaction effectuée. Pour ce faire, il y a quelques problèmes techniques élémentaires à résoudre. Il faut aussi un minimum de matériel et d’organisation, mais rien de bien sorcier.

Parmi les bibliothèques les plus créatives, il faut mentionner le réseau de Pau et sa Bouqu’in BOX. Il s’agit bien de prêt surprise, mais sous une forme un peu différente puisqu’il faut s’inscrire au préalable et remplir un formulaire pour préciser ses goûts. La box dispose d’un packaging spécifique et quelques goodies accompagnent la sélection documentaire. Sur le site Actualitté, un commentaire sur l’article consacré à la Bouqu’in BOX nous apprend que la mediathèque de Sarreguemines propose elle aussi depuis 2016 un service comparable, la bookbox, qui rencontre apparemment un « succès fulgurant. »

Présentation de la Bouqu’in BOX (source : ville de Pau)

 

Toujours dans le registre de la créativité, la BMI d’Epinal mérite une mention spéciale pour ses vidéos promotionnelles au ton quelque peu décalé annonçant les « sacs mystère ». Vous pouvez en visionner un échantillon sur youtube.

Les exemples de Pau et Sarreguemines sont intéressants car ils reprennent tous les deux le terme de « box ». Bien au delà des bibliothèques, on a vu récemment surgir sous ce nom des offres commerciales basées toujours sur le même principe : un achat à l’aveugle conditionné dans une « box » thématique, souvent couplé à un abonnement mensuel. Les sites touteslesbox.fr ou laboxdumois.fr en dénombrent plusieurs centaines : de la gambettes box (collants et bas), en passant par la viti box (vin) et la woot box (« 100% culture geek »).

 

Kube, Le Ptit Colli ou My Book Box : des exemples de box littéraires (capture d’écran du site touteslesbox.fr) Ces box mensuelles contiennent 1 à 3 livres et des petits suppléments : brochure consacrée au thème du mois, marque-page, papeterie, tablettes de chocolat ou sachets de thé, etc.

Les box cartonnent : bpifrance parle à leur sujet de marché florissant. En bibliothèque, le « succès fulgurant » évoqué ci-dessus semble généralisé. Tous les bibliothécaires que j’ai interrogé au sujet des prêts surprise, aussi bien en BU qu’en BM, considèrent que ce type d’opération fonctionne extrêmement bien.

Ce succès est paradoxal ! La force d’une bibliothèque n’est-il pas de proposer une collection riche et variée, de multiplier les offres et les documents, pour satisfaire les goûts et les besoins uniques de chacun ? Comment des usagers – et des consommateurs – peuvent-il être intéressés par un nombre limité de documents ou de produits choisis au hasard ? Comment expliquer que les gens délèguent avec une apparente délectation leur liberté, leur pouvoir de choix, leur capacité à décider ?

Le simple attrait pour les surprises n’explique pas tout, pour comprendre ce qui est en jeu ici, un petit détour par la psychologie et l’économie du choix s’impose.

Le paradoxe du choix

Sheena Iyengar est une chercheuse experte des questions de choix et de décision. Si vous voulez connaitre ses idées, vous pouvez vous plonger dans son ouvrage The Art of Choosing (qui n’est malheureusement pas traduit en français) ou dans sa conférence TED de 2011, « Comment rendre nos choix plus faciles. »

Dans cette conférence, S. Iyengar évoque une célèbre expérience qu’elle a réalisée dans une épicerie afin de déterminer quel était l’impact du nombre de produits en vente sur le comportement des clients. Dans un premier temps, un présentoir a été mis en place avec 6 confitures proposées à la dégustation. Dans un deuxième temps, 24 confitures ont été proposées.

Première observation : la deuxième configuration avec 24 pots retient l’attention de beaucoup plus de clients. 60% d’entre eux s’arrêtent, contre 40% avec le choix plus limité. Pour l’instant, rien de surprenant.

Les choses commencent à devenir intéressantes lorsqu’on regarde combien de clients achètent des confitures. Avec 24 pots de confitures, seuls 3% des clients qui s’arrêtent effectuent un achat. Avec 6 pots de confiture, 30% passent à la caisse. Au final, le présentoir plus modeste est donc beaucoup plus efficace, avec 31 ventes, contre 4 dans l’autre configuration.

Ce phénomène s’explique par ce qu’on appelle la surcharge de choix. Le psychologue et essayiste Barry Shwartz parle également de paradoxe du choix : face à un trop grand nombre d’options, nous sommes déroutés, nous avons peur de nous tromper et nous manquons d’éléments de comparaison. En fonction du contexte, cela peut nous pousser à prendre des décisions irréfléchies, à procrastiner, ou bien à abandonner purement et simplement (comme dans l’exemple des pots de confiture).

Un excès de choix génère aussi plus de stress et plus de regrets a posteriori. On peut faire le même constat dans toutes sortes de domaines, depuis les placements financiers jusqu’au choix des chocolats dans une boite. Dans une autre expérience réalisée par S. Iyengar, on propose à un premier groupe de participants de choisir un chocolat dans une boite de 6, le deuxième groupe peut piocher dans une boite de 30. Les participants ayant eu plus de choix se déclarent systématiquement moins satisfaits ensuite. (S. Iyengar, M. Lepper, « When choice is demotivating: can one desire too much of a good thing?” Journal of personality and social psychology vol. 79,6, 2000)

Quelles conclusions en tirer en bibliothèque ?

Les bibliothèques n’ont rien à vendre. Les bibliothécaires ne distribuent ni pots de confiture, ni placements financiers, ni chocolats. Cependant, eux aussi proposent à leurs usagers de faire des choix au sein de leurs collections.

Bien souvent, les bibliothécaires s’enorgueillissent de l’ampleur de leurs fonds : sur les plaquettes promotionnelles, sur les pages web ou dans les rapports d’activité, le nombre de documents disponibles figure toujours en bonne place. Sheena Iyengar nous apprend quelque chose qui va à l’encontre de toutes nos intuitions : une collection vaste et variée n’est pas forcément perçue comme une richesse par tout le monde. Avoir du choix est évidemment une bonne chose. Mais avoir trop de choix, c’est courir le risque d’être submergé, noyé sous les alternatives et finalement asphyxié.

Il existe un moyen simple pour aider à faire des choix : réduire le nombre d’options. C’est sur ce mécanisme (poussé à l’extrême) que repose, selon moi, le succès du prêt surprise. En empruntant des documents à l’aveugle, l’usager est déchargé du poids de la décision (en laissant faire le hasard), mais tout en étant guidé (par un indice) et mis en confiance (puisque derrière chaque sac, un bibliothécaire a sélectionné des documents dignes d’intérêt). Pour trouver une bonne lecture de vacances, il est finalement plus commode de prendre un sac au hasard, plutôt que de se casser la tête à passer au peigne fin des rayonnages ou un catalogue, sans être sûr de ce que l’on cherche et en risquant de s’en vouloir en cas de mauvais choix.

Le même mécanisme est à l’œuvre avec d’autres dispositifs de médiation. Dans les années 80, Sharon Baker a constaté que le classement des romans par genre permet d’augmenter le nombre de documents empruntés. On peut supposer que la surcharge de choix est l’un des éléments explicatifs : il est plus simple de choisir un livre au sein d’un genre défini, plutôt que dans la totalité d’un fonds de fiction (S. L. Baker, « Will fiction classification schemes increase use? » RQ, vol. 27, no. 3, 1988). 20 ans après, S. Iyengaar et ses collaborateurs aboutissent à une conclusion voisine dans une étude réalisée au rayon presse de la chaine de supermarché Wegmans : les consommateurs ont le sentiment d’avoir plus de choix et se déclarent plus satisfaits de leurs achats lorsqu’on leur propose 400 magazines répartis en 10 catégories, que lorsqu’on leur en propose 600, sans catégories (C. Mogilner, T. Rudnick, S. Iyengar, « The Mere Categorization Effect: How the Presence of Categories Increases Choosers’ Perceptions of Assortment Variety and Outcome Satisfaction », Journal of Consumer Research, Volume 35, No 2, 2008).

C’est encore pour la même raison que les tables de présentation et les présentoirs sont particulièrement efficaces. Sharon Baker s’est également penchée sur ce qu’elle appelle « l’effet présentoir » (« the display phenomenon »), c’est-à-dire l’impact positif des tables et des présentoirs sur l’emprunt des documents mis en avant (un effet qui a été confirmé de nombreuses fois ensuite dans d’autres études). S. Baker a noté une chose intéressante : cet effet est relativement limité dans les petites bibliothèques, mais il croît proportionnellement à la taille du fonds. Ce constat semble confirmer le lien entre la surcharge de choix et l’attractivité des présentoirs : plus une bibliothèque propose de documents, plus les choix seront difficiles à faire pour les usagers, plus il sera pertinent de segmenter le fonds en unité plus petites… et plus les présentoirs seront efficaces et utiles (S. L. Baker, « The Display Phenomenon: An Exploration into Factors Causing the Increased Circulation of Displayed Books, » The Library Quarterly, 56, no. 3, 1986).

Pour finir, que peut-on conclure de tout cela ? Pour moi, deux points sont à souligner :

1. Le rôle d’un bibliothécaire est paradoxal : à la fois donner du choix et limiter les choix possibles
Les bibliothécaires ont vocation à accumuler des ressources, à constituer des collections, à élargir notre horizon, mais ils ont également pour mission de faciliter l’accès à leurs collections, de nous guider et de nous aider à faire des choix. Un bibliothécaire n’est pas simplement un accumulateur et un collectionneur, c’est aussi un médiateur et un facilitateur. Si les moteurs de la collection sont l’accumulation, l’accroissement et la conservation, la médiation consiste plutôt à sélectionner, limiter et restreindre les choix possibles pour les rendre plus aisés.

2. La fonction de médiation peut être réalisée à l’aide de dispositifs purement physiques
Beaucoup de bibliothécaires sont conscients de leur rôle de médiateur, mais ils imaginent qu’il passe avant tout par des interactions humaines, comme des conseils ou des recommandations personnalisées, ou à la limite par des bibliographies. En fait, la plupart des usagers adressent peu ou pas la parole aux professionnels. Dans un récent sondage réalisé par la bibliothèque de Sciences Po Paris après le confinement, il ressort que les interactions avec le personnel est la chose qui a le moins manqué aux étudiants, qui se déclarent beaucoup plus attachés (et de loin) à l’ambiance, aux espaces, aux collections, aux services…

Réponses à la question : « Qu’est-ce qui vous a le plus manqué de la bibliothèque pendant le confinement ? » (800 répondants). Source : compte Twitter de la bibliothèque de Sciences Po Paris.

Il ne faut pas s’en offusquer ! Notre rôle de médiateurs, de facilitateurs, de prescripteurs peut tout à fait s’exercer par d’autre biais, via des dispositifs purement physiques comme ceux que j’ai évoqués dans ce billet et qui permettent de limiter les choix pour les faciliter : formats de prêt évènementiels et ludiques (comme le prêt surprise ou les book jars), agencement des collections (comme un classement par genre), dispositifs de valorisation (comme les tables et les présentoirs) …sans oublier ce bon vieux désherbage !

9 Commentaires

  1. Goubatian

    Bonjour. A la suite de votre billet je m’interroge sur l’impact que peuvent avoir des bibliographies sélectives courtes (une page maximum) .. sur la consultation et l’emprunt de documents. Dans ce cas le bibliothécaire propose une sélection de références au lecteur, donc le guide et l’oriente d’une autre manière. C »est aussi un dispositif de médiation, aussi efficace ? Yves Goubatian

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  2. Nicolas Beudon

    Bonjour,

    Il y a eu quelques enquêtes sur l’impact des bibliographies mais malheureusement, comme la plupart des études de ce type, elles remontent aux années 80 et sont donc un peu datées.

    Par exemple, en 1986, Nancy Parrish observe qu’une bibliographie permet d’augmenter significativement (+120%) le prêt de documents pas empruntés depuis 4 ans. Les bibliographies distribuées aux bureaux de renseignement semblent être les les plus efficaces.
    Source : Nancy Parrish, The Effect of a Booklist on the Circulation of Fiction Books Which Have Not Been Borrowed from a Public Library in Four Years or Longer., 1986

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  3. Dupré

    bravo pour cet article et mettre des mots sur une pratique de l’année. J’ai en effet testé au cdi plusieurs de ces propositions …et je continuerai… KDupre

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  4. C. Lemire

    Merci pour cet article bien documenté et son analyse. Fort utiles, à tester …

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  5. France-Henri Nadège

    Merci pour cet article très intéressant y compris pour les BU !

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  6. Cécile

    Bonjour
    Merci pour cet article très intéressant. Une question me taraude néanmoins : comment faire un prêt qui soit réellement une surprise avec l’automatisation des transactions et les docs qui s’affichent au moment de la transaction ? Ce cas là fait perdre beaucoup d’intérêt à la proposition et j’ai en tête des expériences où notre robot trieur retournait les dit prêts surprise même pas déballés !

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  7. Pascale

    Bonjour,
    Une question suite à la formation à l’ENSSIB mi-septembre concernant l’effet présentoir par rapport à la taille d’un fonds : j’ai essayé de trouver le seuil minimal indiqué par Baker pour que l’effet soit significatif mais sans succès… Auriez-vous quelques éléments complémentaires

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    • Nicolas Beudon

      Bonjour Pascale, Sharon Baker note en effet que la surcharge d’information peut être constatée dans une bibliothèques comptant 4700 documents ou plus, mais pas sur des fonds plus petits, de moins de 2500 documents. Elle mentionne ce constat dans l’ouvrage The Responsive public library, page 141, en s’appuyant sur les deux articles suivants :
      Baker, S.. “Overload, Browsers, and Selections.” Library & Information Science Research 8 (1986): 315-329.
      Baker, Sharon L. “Will Fiction Classification Schemes Increase Use?” RQ, vol. 27, no. 3, 1988, pp. 366–376.

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  8. Pascale

    Merci beaucoup Nicolas !

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