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Le Recueil Factice
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Le modèle papillon : un outil d’Aat Vos pour concevoir et programmer des tiers-lieux

Nicolas Beudon
En France, la réflexion sur les bibliothèques tiers-lieux tourne désespérément en rond. Dans ce billet, je vous présente un outil simple pour réfléchir plus méthodiquement à la création de ce profil d'établissement : le modèle papillon, imaginé par l'architecte néerlandais Aat Vos.

Les créations d’Aat Vos

Si vous effectuez une veille sur l’architecture des bibliothèques et des tiers-lieux, vous avez sans doute déjà croisé le nom d’Aat Vos. Cet architecte néerlandais a commencé à faire parler de lui grâce à la DOK, la bibliothèque publique de Delft ouverte en 2006, et via des projets audacieux comme Biblo Tøyen à Oslo, un établissement entièrement réservé aux ados dont l’aménagement intérieur est remarquable, avec son mobilier recyclé et ludique, ses coins et ses recoins remplis de matières et de textures, ses zones de clarté et de pénombre.

Dans ce projet, comme dans les nombreux autres qui figurent dans son portfolio, on retrouve des partis-pris qui tranchent radicalement avec ce qu’on a l’habitude de voir en France : on est bien loin des aménagements standardisés et du combo « blanc clinique + assises colorées » majoritaire chez nous !

Aat Vos se décrit comme un guide créatif. Il faut entendre par là que son travail s’inscrit dans une réflexion globale, mêlant architecture, aménagement intérieur, design et marketing. Les prestations qu’il propose correspondent à des métiers qui sont habituellement éclatés en France et répartis entre des consultants, des programmistes, des architectes, des fournisseurs de mobilier, des agences de communication…En diminuant le nombre d’acteurs, on aboutit à des lieux dont l’identité est à la fois plus marquée, plus aboutie et plus cohérente. Jetez un oeil sur ces réalisations : ça fait envie, non ?

La bibliothèque publique de Kalk à Cologne. Design : Aat Vos. Photographie : aatvos / Marco Heyda.

La philosophie d’Aat Vos

J’aime beaucoup les lieux conçus par Aat Vos, mais également la philosophie sous-jacente, qui est assez bien résumée dans un gros livre qu’il a dirigé et qui s’intitule 3RD4ALL – How to Create a Relevant Public Space (3RD4LL, c’est-à-dire « Third for all » = « le tiers-lieu pour tous »). Je retiens en particulier deux idées clés :

1) Une bibliothèque ou un tiers-lieu sont des lieux d’expérience. À ce titre, leur architecture et leur aménagement doivent être centrés en premier lieu sur l’usager et son vécu. Cela ne veux pas dire qu’il faut transformer les bibliothèques en parcs d’attraction ou que l’offre culturelle et les collections sont secondaires : le design d’expérience permet au contraire de créer les conditions les plus favorables à la rencontre entre le public et l’offre qu’on lui propose.

2) Il peut être utile de s’inspirer de certaines techniques employées dans le monde du commerce, comme le merchandising (les techniques de présentation des produits et d’agencement des points de vente), pour concevoir et revitaliser des lieux publics. Il ne s’agit pas d’importer les valeurs commerciales dans des lieux qui ont une autre vocation, mais d’utiliser des méthodes ayant fait leur preuve afin de rendre des lieux culturels plus stimulants.

Il y a un dernier élément intéressant dans la démarche d’Aat Vos : sa méthodologie, qu’il partage de temps en temps dans des billets de blog. Dans la suite de ce billet, j’aimerais vous présenter un outil de son cru que j’ai repris et adapté : le modèle papillon (en anglais : Butterfly Principles of Third Place Design).

Le modèle papillon : le « business model canvas » appliqué aux tiers-lieux

Depuis une douzaine d’années, on est fasciné en France par la notion de bibliothèque tiers-lieu mais derrière ce gros concept, il n’y a pas beaucoup d’outils concrets. Sans méthode, nos programmistes et nos architectes se contentent trop souvent d’avancer à tâtons ou de répéter ad nauseam des formules usées.

Dans le monde de l’entreprise, pour imaginer un nouveau concept commercial, on recourt parfois au business model canvas inventé par Alexander Osterwalder et Yves Pigneur. Il s’agit d’un tableau composé de blocs à remplir. Chaque bloc correspond à des questions auxquelles il faut répondre lorsqu’on crée une entreprise : à qui s’adresse-t-on ? Quels sont nos canaux de distribution ? Quels sont nos canaux de communication ? Quelles sont nos postes de recette et de dépense ? Etc.

Le business model canvas, conçu par Alexander Osterwalder et Yves Pigneur

Comme ce document est très visuel, il peut aisément être utilisé en atelier et complété à plusieurs avec des post-it. Au fur et à mesure que l’on remplit les rubriques, des liens apparaissent entre chaque idée et, à force d’allers-retours, on arrive à une vue d’ensemble cohérente. Cela permet parfois de se rendre compte que le cœur de ce qu’on propose n’est pas exactement ce qu’on envisageait initialement, ou bien qu’on a délaissé un segment de clientèle, ou qu’il y a une contradiction entre les canaux de distribution et les cibles, etc.

Le modèle Papillon fonctionne un peu comme le Business model canvas, mais pour les bibliothèques et les tiers-lieux. C’est un outil pensé avant tout pour faire de la programmation, c’est à dire pour imaginer un nouvel équipement, mais, comme il s’appuie sur une réflexion globale, on peut aussi l’employer pour faire un audit ou un état des lieux, pour clarifier ou rénover une stratégie d’établissement, etc.

Ma version du modèle papillon

Je dois préciser ici que, même si Aat Vos en parle souvent en interview, la présentation de cet outil sur son site est très rapide. Comme il s’agit d’un outil très simple, c’est néanmoins largement suffisant pour se l’approprier. La présentation qui suit correspond à ma propre interprétation et à ma propre pratique.

Le terme « papillon » vient du dessin global du modèle. Il est composé de 10 rubriques qui peuvent être réunies en 5 blocs (les 4 ailes et le corps du papillon). Les ailes de gauche correspondent à des éléments internes ou opérationnels, et les ailes de droite renvoient à des facteurs externes ou matériels. Les ailes du haut renvoient plutôt à des éléments de contexte, tandis que les ailes du bas correspondent à des éléments de stratégie ou de projet. Une fois que toutes les rubriques sont remplies, on dispose d’un portrait robot du nouvel établissement qu’on souhaite créer.

Le modèle papillon, d’après Aah Vos. Adaptation : Nicolas Beudon

Voyons ensemble quelles sont les questions qui composent chacune des rubriques

1. Bloc de base : votre ADN

Les deux premiers blocs correspondent à l’ADN, à la philosophie du tiers-lieu que vous souhaitez concevoir. Ils correspondent à la question « pourquoi ? » (« pourquoi existe-t-on ? ») plutôt que « quoi ? » ou « comment ? » (« Que fait-on et de quelle manière ? ») Commencer par le « pourquoi ? » est très important (je vous renvoie vers les ouvrages et conférences de Simon Sinek à ce sujet). C’est particulièrement vrai dans un lieu culturel comme une bibliothèque où les tâches répétitives et quotidiennes prennent beaucoup de place et peuvent nous éloigner du sens profond de notre activité. « Acheter et conserver des livres » ne peut pas être votre « pourquoi » par exemple, parce que ce n’est pas une fin en soi, c’est une activité : même si vous travaillez dans un lieu exclusivement patrimonial, votre objectif est forcément ailleurs et tourné vers l’extérieur (par exemple : votre raison d’être pourrait être de « permettre aux chercheurs d’étudier le passé à l’aide de documents anciens pour éclairer le monde d’aujourd’hui » ) Pour trouver son « pourquoi ? », il peut être utile de réfléchir d’abord aux valeurs très générales qui vous guident, puis à votre raison d’être ou votre mission, qui est plus précise.

VALEURS

* Qu’est-ce qui est important pour vous ?
* Qu’ambitionnez-vous de changer dans le monde/chez les gens ?
* Qu’est-ce qui vous motive ou vous inspire ?
* De quoi êtes-vous fiers dans votre travail ?
* Etc.

RAISON D’ÊTRE

Cette rubrique est un peu particulière. Plutôt qu’un ensemble de questions, elle prend la forme d’une phrase à trou qui ressemblera typiquement à cela : « Nous existons afin de proposer {votre offre} à {votre public} afin de {l’effet que vous voulez avoir sur votre public} pour cela nous nous appuyons sur {vos ressources, vos partenaires, vos méthodes de travail} » Il vaut mieux garder cette rubrique pour la fin, une fois que vous aurez rempli toutes les autres, car elle en fournit en quelque sorte une synthèse.

2. Blocs acteurs

Ce deuxième bloc vous concerne vous en tant que professionnels. Il est essentiel de réfléchir à votre propre organisation avant d’aller plus loin. En effet, beaucoup de caractéristiques de votre façon de travailler vont influencer l’identité de votre tiers-lieu, et inversement. Aucune équipe ne travaille en autarcie complète, il faut donc également, à ce stade, penser à toutes les parties prenantes de votre projet (tutelle, fournisseurs, partenaires…)

ÉQUIPE

* Qui compose votre équipe ?
* Quels sont les rôles et les fonctions de vos collaborateurs ?
* Quelles sont leurs compétences et leurs activités ?
* Quelles sont les relations entre les membres de votre équipe ?
* Quelle ambiance de travail souhaitez-vous instaurer ?
* Etc.

RÉSEAU

* De qui dépendez-vous hiérarchiquement ? (tutelle, direction, maison mère…)
* Quels sont les acteurs (en dehors du public) impactés par vos actions ?
* Avec qui pouvez-vous collaborer/vous associer/travailler ?
* Qui peut vous financer/vous aider/vous conseiller ?
* Qui sont vos fournisseurs/vos prestataires ?
* Qui sont les prescripteurs qui peuvent vous amener du public ?
* Quels sont les lieux ou les occasions de rencontre avec ces acteurs ?
* Etc.

3. Blocs territoire

Ce 3e bloc concerne vos environnement. Il s’agit de définir à la fois la communauté que vous allez desservir et le site physique dans lequel vous vous situez. Dans la terminologie de l’action publique française, il y a un concept qui réunit ces différentes notions : « le territoire ».

PUBLIC

* A qui vous adressez-vous ?
* Quelles sont les caractéristiques socio-démographiques de votre public ?
* Comment priorisez-vous vos différents publics ?
* Quel public pouvez-vous toucher facilement ?
* Quel public ne touchez-vous pas ou difficilement ?
* Quel public peut être votre ambassadeur ?
* Quels sont les besoins/envies/habitudes de votre public ?
* Quels besoins/usages sont légitimes ou pas ?
* Identifiez-vous des conflits d’usage possibles ?
* Etc.

SITE

* Quelles sont les caractéristiques physiques du site retenu pour le projet ?
* Quel est votre environnement urbain ? (localisation, voisinage, réseau de transport, etc.)
* Quelle est l’histoire, l’identité, le patrimoine de votre territoire ?
* Etc.

4. Blocs offre

Avec ces deux nouvelles rubriques, on entre dans le cœur de votre métier : que proposez-vous à votre public ? En quoi consiste votre activité principale ? Il s’agit de préciser à la fois votre offre elle-même mais aussi la façon dont elle est perçue, et comment vous allez procéder pour la rendre lisible et compréhensible en communiquant.

ACTIVITES

* Quelles sont les ressources que vous proposez ?
* Quelles sont les animations que vous proposez ?
* Quels sont les services que vous proposez ?
* Que peut-on faire chez vous ?
* Que peut-on trouver chez vous ?
* Qui sont vos concurrents et qu’est-ce qui vous distingue d’eux ?
* Etc.

MARKETING

* Comment présentez-vous votre offre à votre public ?
* Comment communiquez vous sur place/hors les murs/en ligne ?
* Comment les gens peuvent-il vous découvrir ou vous contacter ?
* Comment vous rendez-vous désirables ?
* Pouvez-vous être mal compris, mal identifiés ou confrontés à des malentendus ?
* Quel est votre ton, votre style ?
* Etc.

5. Blocs espaces

Les deux dernières rubriques correspondent aux composantes traditionnelles d’un programme fonctionnel technique et architectural. À partir des réponses à ces deux rubriques, qui découlent de toutes les autres, un architecte et/ou un designer pourra donner une forme concrète à votre tiers-lieu (s’il n’existe pas encore) ou bien réhabiliter un lieu existant.

ÉQUIPEMENT

* De quel matériel avez-vous besoin ? (mobilier, outils, infrastructure)
* Comment se répartissent les espaces d’apprentissage/d’activité/de rencontre/d’inspiration ? (à ce sujet, voir le modèle des 4 espaces)
* Comment ces différentes zones sont-elles connectées ?
* Quelles superficie est nécessaire pour chaque zone ?
* Quelle norme ou réglementation chaque zone doit-elle respecter ?
* Quelles sont les caractéristiques techniques (luminosité, acoustique, etc.) de chaque zone ?
* Etc.

EXPÉRIENCE

* Que ressent-on chez vous ?
* Quelle est votre identité visuelle ?
* Quelles sont les qualités physiques et sensorielles de vos espaces ?
* Proposez-vous des expériences différentes ou différenciées ?
* À quoi ressemblent le style et l’ambiance dans vos espaces ?
* À quels autre lieux ressemblez-vous ?
* Etc.

Pour conclure

Pour terminer la présentation de cet outil, voici selon moi les 3 avantages principaux du modèle papillon :

– Il permet d’aborder de façon globale la conception d’un tiers-lieu, sans se laisser piéger par des compartimentations techniques ou professionnelles

– Il est facilement exploitable en atelier, en suivant une méthodologie assez proche de celle du Business Model Canvas, c’est-à-dire en remplissant chaque rubrique de façon collaborative, en brainstormant, en triant les idées et en les affichant sur des post-it

– Enfin, c’est un outil qui est composé de questions mais qui n’apporte pas de réponse toute faite. Il permet donc de mener une véritable réflexion, fraiche, sincère et créative, plutôt que de reproduire des recettes toutes faites comme on le fait trop souvent.

2 Commentaires

  1. Marina KLYMUS

    Bonjour M. Beudon,
    Je voudrais savoir s’il existe -en complément de ce modèle permettant d’accoucher de la conception globale d’un projet- une matrice qui en organiserait sa déclinaison opérationnelle?
    Je pense à un tableau de bord par exemple, qui pourrait décliner pour chaque bloc le « qui fait quoi? » « comment? », et le calendrier de chaque item. Ceci afin d’avoir sur toute la durée du projet une vue sur toutes ses composantes.
    Chef de projet du futur espace documentaire Marne (université de Bordeaux), je pense adopter ce modèle de réflexion.

    Si jamais vous connaissez des bibliothèques engagées dans cette voie, pourriez-vous me communiquer des contacts?

    Je vous remercie par avance de l’attention que vous porterez à mon questionnement.
    Bien cordialement,
    Marina KLYMUS

    Réponse
    • Nicolas Beudon

      Bonjour Marina,
      Toutes mes excuses pour la réponse tardive, je n’avais pas vu votre commentaire.
      Lorsque j’ai rédigé ce billet, il y a plus d’un an, Aat Vos m’a fait savoir qu’il travaillait sur la rédaction d’un livre détaillant ce modèle et qui devrait paraitre prochainement… Il faudra attendre sa parution si vous voulez une méthodologie clé en main. Vous ne trouverez rien ailleurs car il s’agit d’un outil qui lui est propre et qui n’est pas documenté autre part que sur son site…

      Réponse

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