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Le Recueil Factice
Le Recueil Factice

Un projet de réaménagement de A à Z

Nicolas Beudon
Chemins faisants accompagne chaque année 1 à 2 bibliothèques dans leurs projets de réaménagement en adoptant une approche centrée sur l'usager. Ce billet prend pour exemple la médiathèque de Landerneau dans le Finistère, réaménagée en 2025, pour décrire les grandes étapes d’un projet que l'on peut considérer comme typique. Objectif : montrer comment un lieu peut être transformé en profondeur à partir du moment où l'on dispose d'une vision claire et partagée.

Un projet « typique » ?

La médiathèque de Landerneau (Finistère) a ouvert il y a plus de 20 ans, en 2002, et elle peut être considérée comme emblématique des établissements de sa génération.

En 2023, lorsque j’ai été sollicité par sa directrice Hélène Fouéré afin de repenser son aménagement, les quelques 750 m² d’espaces publics étaient encore dans leur jus, avec des rayonnages Borgeaud, du mobilier typé « collectivités » et un sol violet typique de l’esthétique des années 90-2000, rappelant les crèches ou les établissements scolaires.

Il n’y avait pas eu de réaménagement de fond depuis l’ouverture mais uniquement des évolutions partielles. Au fil du temps, le lieu avait progressivement perdu en cohérence. Après la crise du COVID, un constat s’est imposé : les espaces et le mobilier ne correspondaient plus aux besoins du public et à l’image que les professionnels souhaitaient renvoyer.

Les principaux défis à relever, identifiés dès le départ par Hélène, étaient similaires à ceux que de nombreux bibliothécaires rencontrent aujourd’hui : créer une ambiance plus chaleureuse, améliorer le confort, réduire la densité de rayonnages, mieux présenter les collections…

Le budget mobilier/signalétique fixé dès le départ (environ 390 € HT/m², hors travaux) était contraint, mais sans être dramatiquement bas (un budget de 450 € HT/m² est plus standard aujourd’hui). Le projet nécessitait de faire preuve à la fois de créativité et de frugalité… ce qui est une situation fréquente.

Bref : Landerneau constitue un excellent cas d’école. Je vais l’utiliser comme fil conducteur dans ce billet pour vous présenter le déroulement d’un projet de réaménagement de A à Z. Je m’efforcerai, en cours de route, de vous fournir des conseils également valables si vous travaillez sur un projet plus modeste ou sans être accompagné.

La médiathèque de Landerneau en 2023, avant le réaménagement.

Un aperçu du réaménagement.

L’importance du chef de projet

Pour un réaménagement réussi, il y a un premier ingrédient incontournable : le ou la cheffe de projet.

J’appelle « chef de projet » la personne chargée, du côté du maître d’ouvrage (c’est-à-dire le client, la collectivité), de suivre et piloter l’opération. C’est l’interface principale entre les différentes parties prenantes : designers, élus, services techniques, prestataires, usagers… Ce rôle est généralement tenu par le directeur ou la directrice d’établissement.

En tant que manager, le chef de projet joue également un rôle clé vis-à-vis de son équipe. Il doit savoir partager les bonnes informations… mais pas toutes (pour ne pas transmettre inutilement le stress lié aux aléas à ses collègues). Il doit recueillir des avis… mais tout en sachant trancher (plutôt que de se réfugier derrière les doutes exprimés par le personnel pour ne pas décider).

Si « l’argent est le nerf de la guerre » , un bon chef de projet est, de mon point de vue, encore plus important qu’un bon budget. En effet, un budget faramineux ne pourra jamais compenser un déficit de vision ou de coordination, alors qu’un chef de projet malin trouvera souvent des solutions atypiques pour pallier un manque d’argent. À Landerneau par exemple, certains produits ont été acquis via un marché public, d’autres via l’UGAP (une centrale d’achat pour collectivités), et d’autres enfin hors marché chez des fournisseurs grand public. Quelques meubles en bon état ont également été conservés. Cette diversité inhabituelle a permis de panacher les gammes de prix et d’alléger le budget.

Les défis du chef de projet

Être propulsé en position de chef d’orchestre d’un projet de réaménagement est loin d’être évident pour des professionnels dont ce n’est pas le métier et il y a certains écueils récurrents.

1) Être trop ou au contraire pas assez impliqué.

Dans certains projets (surtout ceux qui sont très lourds d’un point de vue architectural), le professionnel va être marginalisé au profit des techniciens (architectes, services techniques, prestataires…). Dans ce cas, ce qui devait être un projet stratégique va dériver vers un simple projet d’équipement. Les arbitrages vont avoir tendance à être pris pour des raisons purement matérielles (coût, calendrier, simplicité), plutôt que pour des raisons de fond.

Le cas de figure inverse peut également se produire : certains chefs de projet s’impliquent personnellement jusqu’à se perdre dans des détails insignifiants (en exigeant par exemple un meuble ou une marque de mobilier précise, une couleur, un type de sol, etc.) en oubliant que leur rôle est d’abord stratégique : porter une vision, arbitrer, accompagner le changement.

Ce type de posture est d’autant plus dommageable que le chef de projet a précisément pour rôle de prévenir ces glissements vers l’anecdotique. Parfois, la prise de décision devient une foire aux opinions : un élu veut à tout prix un canapé rose, un chargé de comm exige de peindre un mur en vert, un responsable des services techniques veut réutiliser les rouleaux de sol PVC venant d’un précédent chantier… Le projet, dont la base devrait être une vision cohérente plutôt qu’une juxtaposition d’avis opportunistes, va alors énormément perdre en qualité. Le rôle du chef de projet est de fixer et maintenir un cap.

2) La difficulté à faire des choix

Le deuxième écueil fréquent est le suivant. La plupart des projets de réaménagement impliquent d’introduire de nouvelles fonctions (par exemple, créer des espaces de sociabilité dans un établissement qui n’en comporte pas) ou de nouveaux processus (automatiser le prêt-retour, mettre en place de nouvelles modalités d’accueil…). Dans un lieu existant, qui dispose d’une surface limitée, ces ajouts nécessitent presque toujours des suppressions par ailleurs.

Les pires projets (qui ne sont pas les plus rares !) sont ceux où le chef de projet veut faire mille chose en même temps, sans ordre, sans priorité, et surtout sans rien enlever dans l’existant. Il me semble que cette tendance découle du fait que les bibliothécaires ont déjà, par nature, tendance à accepter un empilement déraisonnable de missions et de tâches. Mais si une fiche de poste ou un PCSES peuvent donner l’illusion d’être indéfiniment extensibles, il est strictement impossible de pousser des murs. Pour introduire des fonctions nouvelles, le chef de projet doit donc faire des choix, et parfois des choix difficiles.

3) Le double langage

Une variante de l’absence d’arbitrage, très épineuse pour le designer, est la situation où un client pratique le double langage : dans sa commande et ses déclarations d’intention, son établissement doit devenir un véritable tiers-lieu, un espace confortable où les besoins et les usages du public passent en premier, mais dans les faits, tous les arbitrages sont pris en faveur d’une vision datée des bibliothèques (avec une quantité déraisonnable de collections, une primauté de l’offre par rapport à la demande réelle, une attitude dirigiste ou paternaliste vis-à-vis du public, une priorité accordée au confort des professionnels plutôt que des usagers, etc.). Résultat : des projets bancals, où les arbitrages réels contredisent les ambitions affichées.

Le rôle de chef de projet, on le voit, n’a rien d’évident. Cela a donc été un plaisir de travailler à Landerneau avec Hélène Fouéré, car elle a parfaitement su endosser ce costume.

Hélène est une bibliothécaire de conviction, passionnée notamment par les questions d’accessibilité. Elle anime des formations consacrées aux fonds facile à lire et aux publics dys. En complément du présent billet, je lui ai proposé de partager son point de vue dans un entretien que je publierai la semaine prochaine. Tout au long du projet, elle est revenue avec insistance sur des exigences et des caps précis, tout en faisant certaines concessions lorsque les circonstances l’imposaient. Elle a également effectué des arbitrages francs, comme la quasi-suppression du fonds de CD, en s’appuyant sur les conclusions de la phase de diagnostic.

Hélène Fouéré, en réunion échantillons.

L’équipe, en plein travail lors d’un atelier. Photo : H. Fouéré.

La phase de diagnostic

Un réaménagement démarre toujours par un diagnostic. On peut aussi parler d’état des lieux ou de recueil des besoins. Un projet qui consisterait simplement à échanger du mobilier daté avec des produits davantage au goût du jour présenterait peu d’intérêt. Un réaménagement ambitieux implique d’identifier ce qui marche ou pas dans l’agencement actuel afin de le faire évoluer dans le bon sens.

Pour réaliser cet état des lieux, j’utilise différentes méthodes : des grilles d’observation, des normes, des typologies et des modèles, etc. Dans ce billet, je ne vais pas m’attarder sur des outils trop pointus, je vais plutôt me concentrer sur les 2 types de diagnostic qui sont les plus proches du champ de compétence des bibliothécaires :

1) le diagnostic relatif aux usages,
2) le diagnostic relatif aux collections.

Comprendre les usages

Je fais probablement partie des premiers bibliothécaires à avoir parlé en France d’UX et de design thinking. À ce titre, il est impossible pour moi de concevoir un projet sans recherche utilisateur. Ce type de diagnostic permet d’identifier les usages qui sont mal intégrés, les usages émergents ou déclinants, les conflits d’usages, etc.

La recherche sur les usages ne nécessite pas forcément de longs temps d’enquête. L’essentiel est d’y consacrer au minimum 3 ou 4 jours et de ne pas se limiter à une seule méthode. Il arrive que l’animateur d’un focus group ait un coup de mou ou bien que les participants à un atelier sèchent complètement. C’est le jeu. Mais il est quasiment impossible qu’en croisant, comme à Landerneau, 2 jours d’observation + 1 journée de focus group + 1 journée d’atelier, il n’y ait pas des constats forts qui se dégagent.

Un point important à retenir lorsqu’on interroge directement le public est de poser les bonnes questions. Les formulations à éviter sont celles du type « que voulez-vous ? » , « qu’aimeriez-vous ? » , « que pensez vous de… ? » , « la bibliothèque devrait-elle… ? » Les gens ne sont pas censés avoir des réponses à votre place et ces questions aboutissent soit à des évidences creuses (« il faut… des livres ? » ), soit à des réponses vaguement flatteuses qui ont surtout pour effet de clore l’échange (« tout est très bien, ne changez rien » ).

On arrive à des résultats bien plus riches avec des questions ouverte et non jugeantes démarrant par « racontez moi… » , « montrez moi… » ou « comment faites-vous pour… ? » Si vous enquêtez auprès de votre public, privilégiez donc les questions telles que : « parlez moi de la dernière fois où vous avez emprunté un CD » ou « comment écoutez-vous de la musique ? » plutôt que « voulez-vous des CD ? » ou pire : « devrait-on supprimer le fonds de CD ? » .

Évaluer les collections

Dans une bibliothèque publique, les collections sont évidemment un sujet central étant donné leur place essentielle, à la fois sur le plan physique et dans la mission d’un établissement. Dans les bibliothèques les plus vieillottes qui sont agencées comme des stocks, les collections peuvent occuper 70 ou même 80% des espaces publics. Dans les projets de Chemins faisants, nous nous efforçons (autant que possible) de limiter la fonction de stockage à 40% des espaces publics. Le tableau suivant récapitule l’évolution des surfaces à Landerneau.

Évolution des surfaces allouées aux fonctions clés, avant et après le réaménagement.
La place allouée aux collections a été fortement réduite, au profit des espaces de sociabilité et des circulations. Les espaces de travail, bien que peu nombreux, ont quasiment doublé, grâce à l’ajout d’une petite salle de travail vitrée. La fonction de de stockage a été à la fois réduite et enrichie, grâce à la création d’espaces dédiés aux valorisations, comme le grand « marché » composé de plusieurs tables thématiques situées à l’entrée. Malgré cette évolution forte, le désherbage réalisé reste limité et principalement focalisé sur le fonds CD (presque entièrement supprimé). Le gain d’espace restant est permis par des choix d’implantation malins (utiliser au maximum les murs pour les rayonnages, utiliser systématiquement des bacs à forte contenance comportant des tiroirs inférieurs…). Certaines collections populaires ont été augmentées (BD, albums) sans impact majeur sur les espaces étant donné leur fort taux de rotation.

Faire évoluer ces ratios peut être une gageure.

Les collections occupent souvent trop de place dans les bibliothèques françaises. Le problème n’est pas tant la quantité globale de documents que la déconnexion entre les quantités et les usages. Trop souvent, des fonds peu ou pas empruntés (les CD, les gros livres d’art…) occupent une surface excessive, tandis que les collections les plus sollicitées (BD, albums jeunesse, ouvrages sur la vie quotidienne…) sont à l’étroit ou en quantité insuffisante. Au final, les espaces sont mal exploités, mal équilibrés, et des zones entières sont désertées.

Pour mettre ces question sur la table, j’utilise un outil simple : un diagramme où sont mis en regard le volume de documents par segment de collection et leurs taux de rotation. Comme n’importe quelle données quantitative, le résultat doit être interprété, mais le schéma en lui-même permet souvent d’identifier tout de suite des enjeux forts. À Landerneau, on a vu tout de suite que le fonds de CD posait question car il était à la fois très volumineux et très peu emprunté. Inversement, les albums ou les BD étaient proposés en nombre beaucoup plus limité tout en étant très demandés. Un rééquilibrage s’imposait.

Volume (échelle de gauche) et taux de rotation (échelle de droite) des collections à Landerneau.
Le taux de rotation se calcule en divisant le nombre de prêts par le nombre total de documents disponibles, en général sur une période d’1 an. Un taux global situé autour de 3 ou 4 est relativement standard. Un taux de rotation supérieur à 10 signifie souvent qu’un fonds est sous-dimensionné par rapport à la demande. Un taux de rotation inférieur à 1 correspond à un fonds statique avec peu d’emprunts. Idéalement, pour que les collections ne pèsent pas inutilement sur les espaces, les fonds les plus volumineux devraient avoir une forte rotation et les fonds statiques devraient représenter un volume limité. Dans le langage de la politique documentaire, l’indicateur le plus proche est le facteur de représentativité qui met en rapport l’utilisation d’une collection avec son volume (pourcentage de prêts / pourcentage du volume). D’expérience, une représentation graphique est cependant plus révélatrice et efficace pour déclencher des arbitrages qu’un simple chiffre.

Ces disjonctions entre l’offre et la demande sont faciles à résoudre lorsqu’elles sont ponctuelles. Il faut simplement avoir le courage de faire des choix forts. Lorsqu’un établissement dispose d’un PCSES, ou mieux, d’une politique documentaire formalisée, cela facilite les choses car un cap est déjà fixé. À Landerneau, le PCSES a été rédigé par Hélène en parallèle avec le projet de réaménagement et le diagnostic de Chemins faisants a également alimenté ce document stratégique.

La zone enfance (rebaptisée « le cocon »), avant et après.
La surface dédiée au jeune public a été doublée pour répondre à la réalité de la fréquentation (très familiale) de la médiathèque. Photos : Ville de Landerneau ©Krank Du.

L’issue de la phase de diagnostic

Le diagnostic permet de dégager des points forts, des points faibles, mais aussi, assez naturellement, des pistes d’action (par exemple : changer le système de classement des documentaires, augmenter le volume de BD, dégager une grande zone d’assises, remplacer une banque de prêt-retour massive par des automates, etc.)

Ces grandes orientations peuvent être matérialisées dans un plan de zonage où les nouveaux espaces apparaissent sous formes de grand blocs définis par des fonctions et des surfaces. Ce plan constitue une première base, qui sera affinée ensuite pendant la phase de conception

Le premier jet du zonage, qui a légèrement évolué dans le projet final.

La phase de conception

Un processus itératif

Le design d’espace est un processus itératif, où l’on procède par strates de plus en plus fines. Le zonage est en quelque sorte le point zéro. Pour désigner les étapes suivantes, on emploie fréquemment la terminologie issue de la méthode architecturale : esquisse, avant-projet sommaire, avant-projet détaillé, projet.

Ce cheminement n’est qu’en apparence linéaire. Souvent, les grandes lignes d’un projet vont prendre forme rapidement mais des « points durs » vont subsister, nécessitant un travail plus conséquent et des itérations plus nombreuses. Par effet domino, ce re-travail peut avoir des répercussions sur d’autres zones qui semblaient pourtant bien définies. La phase de conception est donc loin d’être un long fleuve tranquille.

À Landerneau, nous avons par exemple eu beaucoup de mal à dessiner et positionner l’accueil (jusqu’à un éclair de génie d’Hélène Fouéré, consistant à l’ancrer sur un poteau). C’est une situation que j’ai souvent rencontrée : l’emplacement et le design du mobilier d’accueil semblent souvent validés très tôt mais ils vont ressurgir en catastrophe lorsque le projet est quasiment finalisé. Les bibliothécaires réalisent alors seulement les choix qui ont été faits et l’impact sur leurs habitudes ou leur confort. Ils les regrettent et tout est à reprendre. Pour prévenir cette situation, j’intègre désormais systématiquement des temps de travail dédié à l’accueil lors de la phase de conception.

Mobilier d’accueil. Design : Simon Pointillart pour Chemins faisants.

Définir une direction artistique

Même dans les projets les plus simples, un réaménagement ne peut jamais se réduire à une juxtaposition de meubles. Les bibliothèques françaises font une grave erreur en déléguant presque systématiquement la conception de leurs espaces à des fournisseurs de mobilier qui réalisent gratuitement des implantations.

Aménager un lieu, c’est rendre tangible une vision, raconter une histoire, mettre en scène une expérience, planter un décor. Par conséquent, on ne peut pas se contenter de tracer des plans ou de lister des produits, il faut également définir une direction artistique. Pour élaborer une ambiance cohérente, on utilise des outils tels que des listes de mots clés, des photos de lieux inspirants, des moodboards, des planches de matériaux… À Landerneau, cela a permis de donner une vraie identité aux espaces, dès les premières esquisses.

Une planche exploratoire avec des pistes de matériaux et de mobiliers.

La direction artistique s’applique, au-delà du mobilier, à la signalétique et aux autres interventions graphiques, aux ambiances colorées ou lumineuses, etc. La plafond de l’ancienne salle d’animation, rebaptisée le Cube, a par exemple été repeint en noir et équipé de spots sur rail pour créer un lieu plus théâtral et chaleureux.

Dans un projet digne de ce nom, tous les éléments d’ambiance doivent former un tout cohérent. C’est la raison pour laquelle les avis purement subjectifs que j’ai déjà évoqués, du type « on pourrait mettre un peu de bleu ? » ou « je ne mettrais pas ça chez moi » sont peu pertinents.

Le Cube, avant et après.
Des choix simples ont permis de faire de cette zone très froide un lieu plus théâtral (rideau rouge à l’entrée, murs colorés, plafond noir, spots). Les expositions rencontraient un succès mitigé. Ce type de proposition a été minimisé au profit d’usages tels que le jeu sur place et les animations diverses (contes, ateliers, concerts, etc). Crédit photo 3 : Ville de Landerneau ©Krank Du.

Pour aborder toutes les facettes créatives d’un projet, il n’est pas rare d’associer les compétences de plusieurs intervenants. À Landerneau, l’identité visuelle de la médiathèque a été complètement refondue par l’agence Pirate, l’atelier graphique que j’ai sollicitée pour concevoir le nouveau logo, la charte graphique utilisée sur les supports de communication et le site web, mais aussi la signalétique et les décors muraux. Sarah El Karmiti a imaginé un jeu de formes colorées déclinées de plusieurs manières : grands motifs décoratifs, formes en relief ludiques et repositionnables, petits panneaux mobiles… L’entreprise brestoise Optima concept a fabriqué et posé l’essentiel de la signalétique.

Quelques déclinaisons du jeu de formes imaginé par Sarah El Karmiti (Pirate, l’atelier graphique).
Crédits Photos 2 et 3 : Ville de Landerneau ©Krank Du.

Le mobilier sur mesure

Il est impossible qu’un projet ayant une identité affirmée puisse être réalisé entièrement avec du mobilier standard. Dans les projets de Chemins faisants, le sur mesure représente typiquement 30% du budget mobilier.

Les objets les plus fréquemment dessinés sont les suivants :

  • Le mobilier d’accueil et le mobilier de prêt-retour, qui sont à la fois des marqueurs identitaires et des dispositifs accumulant des contraintes fortes.
  • Des assises de type banquettes, cabanes, alcôves, gradins qui sont étroitement imbriquées dans l’architecture.
  • Le mobilier de valorisation (tables, présentoirs) quasiment inexistant dans l’offre des fournisseurs spécialisés alors qu’il s’agit d’un besoin essentiel.

À Landerneau, on retrouve à peu de choses près cette typologie. Le mobilier a été majoritairement fabriqué par l’entreprise DPC. Le design est signé Chemins faisants, avec un coup de main de mon partenaire habituel, le designer Simon Pointillart, qui a dessiné le mobilier d’accueil.

Un exemple d’espace avec une identité forte : la Bulle

Le sur mesure permet une qualité d’espace impossible à atteindre avec du mobilier standard. C’est particulièrement frappant dans la Bulle, une petite zone où l’on retrouve des collections telles que les mangas, les comics, les romans young adults, les jeux vidéo.

Cet espace était initialement un salon presse, avant de devenir le coin des jeux vidéo. Malgré cette offre attractive et un emplacement premium à proximité de l’entrée, le lieu avait une identité indéterminée. Il était peu fréquenté et la vitre donnant sur l’extérieur générait des effets de contiguïté peu souhaitables (avec des passants squattant, mangeant ou fumant de l’autre côté). La Bulle, qui est maintenant habillée de grandes étagères sur mesure, fait désormais partie des endroits les plus mémorables et « instagrammables » de la médiathèque.

La Bulle, avant et après.
Cette zone illustre bien un axe du projet : transformer avec des moyens simples un lieu simplement fonctionnel en « lieu d’expérience » . En plus du mobilier, les objets décoratifs, le parement en fausses briques et les spots lumineux jouent un rôle essentiel.

Certain éléments sur mesure (comme le grand meuble de rangement pour la presse) permettent de zoner et partitionner l’espace, un enjeu fort dans un grand plateau ouvert. Crédit photo : Ville de Landerneau © Krank Du.

Rendre le projet tangible

Pour aider la prise de décision en cours de conception, j’utilise des outils visuels tout à fait classiques, comme des plans de niveau et des plans en coupe, des croquis à la main, des représentations en 3D. Les illustrations ci-dessous représentent par exemple le concept initial pour la Bulle.

Les visuels 3D sont à double tranchant : potentiellement très réalistes, ils sont souvent appréciés des clients ou utilisés pour communiquer auprès du grand public. Ils accélèrent les choix et ils facilitent la compréhension du projet (bien plus que des plans que personne ne sait lire). Cependant, ils peuvent aussi donner lieu à des « fixations » . À Landerneau, nous avons par exemple eu beaucoup de mal à nous départir de certaines couleurs utilisées sur les premières 3D simplement pour faire du « remplissage » en attendant que la direction artistique soit complètement arrêtée avec Pirate. C’est donc un outil à manier avec parcimonie.

Des représentations de la Bulle, produites lors de la phase de conception.

La phase de mise-en-œuvre

La consultation des entreprises

La dernière étape d’un projet est tout simplement sa mise-en-œuvre, avec l’aide d’entreprises sélectionnées via des marchés publics.

Les services achats/marchés sont extrêmement vigilants à l’égalité de traitement des candidats (un principe fondamental de la commande publique). Pour la garantir, ils demandent fréquemment des cahiers des charges rédigés de la façon la plus vague possible, parfois même sans illustrations, pour permettre à un maximum d’entreprises de répondre. Cette demande, qui va bien au-delà des exigence règlementaires, est très favorable aux fournisseurs puisqu’elle leur permet de proposer facilement les produits sur lesquels ils margent le plus.

Si vous travaillez avec un concepteur qui a pris le temps d’imaginer minutieusement un projet avec vous, il faudra au contraire être très précis, fournir des visuels, indiquer les couleurs, les finitions, etc. Ce parti pris reste compatible avec les principes de la commande publique, à condition de préciser, si des marques sont reconnaissables, que des produits équivalents sont acceptés. Votre demande reste ainsi ouverte (conformément à la loi) mais les entreprises sont mises en concurrence sur la base d’une demande sans équivoque, ce qui est bénéfique pour la cohérence du projet tout en tirant les prix vers le bas.

Un extrait du CCTP.
Contrairement à une croyance fréquente, il est tout à fait possible de mentionner des marques ou de montrer des produits précis, sous réserve de ne pas les imposer.

La mise au point des commandes

Un marché mobilier contient toujours beaucoup de produits. Même avec le cahier des charges le mieux rédigé, et avec le fournisseur le plus compétent, il est quasiment impossible d’obtenir une offre 100% juste étant donné la communication limitée qui est autorisée avec les entreprises avant et pendant la consultation.

Il est donc souhaitable de prévoir, une fois qu’une offre est retenue, un temps de mise au point destiné à valider les produits, les quantités, les finitions, et qui permettra si besoin de faire des ajustements mineurs (changer une assise, changer un textile ou une couleur, etc.).

Là encore, vos services de la commande publique peuvent être frileux : si une minorité acceptent ces ajustements sans formalités, la plupart exigent des avenants (parfois longs à établir). D’autres enfin les refusent catégoriquement. Pour ne pas être contraint de commander un produit qui ne vous satisfait pas totalement, ce point doit donc être clarifié avec vos collègues administratifs dès que possible.

Le cas des rayonnages

Même si les rayonnages sont moins glamours que les assises et plus standardisés, ils nécessitent une attention particulière car ils vont fortement influencer l’expérience utilisateur. Comme pour le reste du mobilier, il est tout à fait possible de formuler des demandes pointues auxquelles seules les entreprises les plus motivées ou créatives sauront répondre.

À Landerneau, Silvera a par exemple livré des rayonnages répondant à des spécifications précises établies par Chemins faisants, inspirées du mobilier des grandes surfaces culturelles. L’entreprise a développé pour le projet des accessoires tels que des étagères en gradin pour les premières lecture ou des tablettes inclinées facilitant la préhension des documents et leur présentation de face. La signalétique (souvent très mal intégrée sur le mobilier de bibliothèque actuel) est composée de grands bandeaux magnétiques en top et en tête de gondole, faciles à changer. Un meuble a été équipé avec un fonds en OSB pouvant recevoir des présentoirs spéciaux pour BD. Toutes ces fonctions développées pour Landerneau ont été intégrées dans la gamme OTTO commercialisée par Silvera.

Un aperçu des rayonnages fournis par Silvera
Parmi les adaptations développées : des habillages magnétiques en top et en tête de gondole, des tablettes inclinées vers l’arrière pour maximiser la visibilité des documents situés aux niveaux inférieurs, des tablettes en gradin pour les premières lectures, des tablettes spéciales pour le facing, des fonds en OSB perforé pour présenter les nouveautés, etc.

Les travaux, la livraison et la pose

Une fois les commandes lancées, vient le temps des travaux, de la livraison et de la pose. Cette ultime étape pourrait sembler une simple formalité mais c’est tout l’inverse !

En effet, à ce stade, les intervenants vont subitement se multiplier : peintre, plaquiste, électricien, menuisier, fournisseur, poseur…. Les différents lots sont souvent interconnectés ce qui peut être source d’interférence, d’oublis ou d’erreurs (par exemple, à Landerneau, l’éclairage comporte beaucoup de rails de spots qui doivent être alignés sur les rayonnages sans gêner la signalétique, d’emblée cela fait donc 3 entreprises à coordonner).

Dans les projets comportant des travaux, un maître d’œuvre (c’est-à-dire un architecte) est généralement chargé de la direction de l’exécution des travaux (DET dans la jargon des architectes). Cela minimise les risques d’erreurs… sans les dissiper totalement. C’est la raison pour laquelle, à ce stade aussi, le chef de projet doit rester sur le pont, participer au maximum aux réunions de chantier, lutter pour ne pas être mis à l’écart par les techniciens, et défendre la cohérence du projet face aux imprévus.

Dans mon expérience, les aléas les plus fréquents sont de 3 types :

  • Des malentendus ou des erreurs survenant sur le chantier (un emplacement ne peut pas accueillir une prise comme prévu, une armoire technique a changé de sens d’ouverture, un extincteur dont la présence est obligatoire avait été oublié, etc.)
  • Des problèmes de pose ou de livraison : des rayonnages ne sont pas bien fixés, du mobilier est fourni cassé, avec les mauvaises couleurs ou les mauvaises dimensions.
  • Enfin, le matériel informatique pose presque toujours problème. Il est généralement acheté par un service qui dispose de ses propres fournisseurs et qui a été peu ou pas impliqué dans le projet. Les PC et accessoires fournis ne correspondent souvent pas à ce qui a été annoncé. Des meubles doivent alors être percés ou modifiés en catastrophe, des prises s’avèrent inaccessibles, des câbles et des rallonges apparaissent en pagaille, etc.

Je n’ai jamais connu de projet sans imprévus. Si vous êtes chef de projet, n’imaginez pas que l’ouverture sonne la fin de votre marathon ! Comptez encore 1 à 2 mois de travail avant de prendre des vacances méritées !

Après l’ouverture

Les ajustements post-ouverture

Outre les aléas de chantier, il arrive qu’une idée, qui semblait géniale en théorie, ne résiste pas au verdict des usages. Des ajustements sont souvent nécessaires pour corriger le tir. À Landerneau par exemple, une grande table basse ronde était prévue pour la zone enfance. Mais il se trouve que les bambins aiment bien escalader ce type de meuble… C’est un petit détail que nous avions oublié ! La table n’étant pas pensée pour résister à ces acrobaties, elle a rapidement été déplacée dans un salon plus calme.

Ces micro-ajustements font partie du quotidien d’un établissement. Une fois le budget consommé et les entreprises remerciées, lorsque la peinture a séché et que le designer s’est éclipsé, le moment est venu pour le personnel et les usagers d’occuper le devant de la scène. C’est désormais à leur tour de faire vivre et évoluer le lieu.

Quand aura lieu le prochain réaménagement ?

En France, la plupart des bibliothèques qui nous contactent ont environ 15 ans d’âge, parfois 20. C’est une durée tout à fait raisonnable pour amortir un investissement financier important.

Des réaménagements plus modestes peuvent avoir lieu à une fréquence plus soutenue, mais en se concentrant sur la strate d’agencement la plus simple et la moins coûteuse à faire évoluer : la signalétique, les habillages graphiques, la petite décoration, etc. À Landerneau, le simple fait de changer les habillages des têtes de gondoles suffirait à transformer l’identité du lieu de façon notable.

Les acquis d’un projet de réaménagement

Le nouveau référentiel national des compétences en bibliothèque publique considère l’espace comme une thématique professionnelle à part entière. C’est un point de vue que je partage. Cela ne signifie pas que les bibliothécaires doivent désormais se transformer en architectes d’intérieur mais qu’un projet comme celui que nous venons de parcourir est une belle opportunité pour mettre en œuvre des savoir-faire qui sont désormais au cœur du métier.

Le tableau suivant récapitule les 5 compétences clés qui peuvent être acquises ou renforcées à l’occasion d’un réaménagement.

CompétenceEnjeux
Considérer l'espace comme un service à part entière.Ne pas réduire l'aménagement intérieur à une accumulation de mobilier.

Aborder de façon globale agencement, ambiances, signalétique, accueil, circulation, classement et valorisation des collections…
Raisonner de façon stratégique.Identifier des priorités et faire des choix, en cohérence avec les orientations d'un projet d'établissement ou d'une politique documentaire.

Savoir défendre une vision de fond face à des interlocuteurs ayant des priorités d'ordre technique ou administratif.
Être attentif aux usages réels du public.Mobiliser à la fois des données quantitatives (fréquentation, démographie) et des données qualitatives obtenues en observant ou en interrogeant le public.

Sonder le public mais sans attendre qu'il apporte des solutions à la place des professionnels.
Procéder par itérations et améliorations continues.Observer le public et documenter ses usages après la fin d'un projet.

Adopter une philosophie d'amélioration continue pour s’adapter aux usages réels.

Savoir sacrifier des idées séduisantes mais finalement inadéquates.

Comme l’illustre ce tableau, aménager ou réaménager une bibliothèque publique, ce n’est pas simplement transformer des espaces physiques, acheter de jolis meubles ou passer un coup de peinture. C’est une occasion de créer un nouveau lieu, de revisiter une organisation — bref, d’inventer véritablement un nouvel établissement.

Le cas de Landerneau montre qu’un projet porté par une vision sincère et ambitieuse, comme celle d’Hélène Fouéré, peut transformer en profondeur une bibliothèque.

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