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Le Recueil Factice
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La rentrée littéraire, version légale et version pirate

Nicolas Beudon
Les professionnels du livre sont divisés face au numérique et au piratage. Certains estiment que les bibliothèques publiques sont dépassées parce que « maintenant, tout est en ligne », tandis que d’autres affirment exactement l’inverse : l'offre de livres numériques serait trop lacunaire. Qu'en est-il vraiment ? Quel est l'état de l'offre légale et de celle des pirates ?

La rentrée littéraire de septembre constitue un moment intéressant pour effectuer un sondage parce que l’actualité est bouillonnante, on peut tester la réactivité des forces en présence et, vu la quantité de titres publiés, il est relativement facile de construire un échantillon représentatif. C’est précisément ce à quoi je me suis attelé.

Cette année, la rentrée littéraire compte 329 romans français (dont 75 premiers romans) et 203 romans étrangers. J’ai élaboré une liste en réduisant ces proportions à environ 15%, en essayant de mixer les petits et les grands noms, les gros éditeurs et les indépendants. Je me suis limité à la fiction. Voici la liste de 84 titres que j’ai retenue. ((Cette liste est élaborée à partir des critiques littéraires de la presse nationale, des sélections des prix littéraires, de la presse professionnelle style Livres Hebdo et de quelques blogs et sites spécialisés. Il s’agit donc de la partie émergée de la rentrée littéraire : celle dont on parle ou qui a droit à un minimum de signalement).

A partir de cet échantillon, j’ai ensuite sondé quatre sources d’approvisionnement :

  • D’abord l’offre numérique légale, obtenue en agglomérant les catalogues d’Amazon et Numilog.
  • Ensuite, une autre offre légale : PNB (pour Prêt Numérique en Bibliothèque). Il s’agit d’un dispositif nouveau de prêt de documents électroniques expérimenté par quelques bibliothèques pilotes en France. Je me suis penché sur la plateforme de la bibliothèque municipale de Grenoble, intitulée Bibook.
  • Pour disposer d’un élément de comparaison avec l’offre traditionnelle (non numérique) des bibliothèques, et puisque je farfouillais déjà dans le catalogue de Grenoble, j’ai également sondé le fonds imprimé de la bibliothèque municipale.
  • Enfin, pour le versant illégal, j’ai opté pour un site pirate francophone bien connu, facile d’accès, qui permet de télécharger des fichiers Torrent et qui n’est pas spécialisé en littérature.

Voici les résultats que j’ai obtenus :

Première observation : l’offre numérique légale est proche de l’exhaustivité. Les titres manquants proviennent quasiment tous de maisons d’éditions indépendantes (Inculte, Le Tripode, Ring…). Les grandes maisons d’éditions ont définitivement franchi le pas du numérique. Les quelques lacunes dans leur catalogue sont des cas singuliers comme pour le dernier Beigbeder. L’auteur a en effet publiquement déclaré son opposition de principe au livre numérique. L’absence de version numérique pour Oona & Salinger est donc un vrai choix de sa part et de son éditeur. Le cas Beigbeder est particulièrement intéressant puisque le livre n’est pas disponible légalement… mais il existe en version pirate. Ce n’est donc pas parce qu’un livre n’est pas numérisé par son éditeur qu’il n’est pas piraté.

Je ne vais pas m’attarder sur PNB que j’ai surtout sondé par curiosité. Le service vient de naître, il est un peu trop tôt pour le juger. Au mieux, son très faible score est révélateur du retard général des bibliothèques en matière de lecture numérique.

Passons aux collections imprimées de Grenoble : l’offre de la bibliothèque est loin de l’exhaustivité mais ce n’est pas ce qu’on lui demande : les bibliothèques effectuent dans la production éditoriale (pléthorique) un choix et une sélection raisonnée (il faut également tenir compte du fait que nous sommes juste un mois après la rentrée littéraire, d’autres titres vont probablement être acquis par la suite). En parcourant le catalogue de Grenoble, je n’ai pas retrouvé certains titres que j’aurais aimé lire en tant que lecteur mais il y en a beaucoup d’autres que je ne connaissais pas et qui m’ont interpellé. Il me semble, sans vouloir flatter mes collègues grenoblois, que leur catalogue correspond à ce que l’on est en droit d’attendre d’un réseau de bibliothèques municipales d’une grande ville : une offre vaste mais choisie, où se mêlent les best-sellers et les premiers romans, la littérature française et étrangère, des livres populaires et des créations plus pointues.

Maintenant, il est intéressant de comparer cette offre publique de référence avec l’offre pirate (j’ai hésité une seconde avant d’écrire « offre » mais c’est bien de cela qu’il s’agit). Même si le catalogue des pirates est moins fourni, la différence n’est pas si forte. Le point peut-être le plus remarquable c’est que les pirates sont loin de se cantonner aux blockbusters (ce que je supposais a priori). Au contraire : les titres sont nombreux et variés. On remarque même que les pirates couvrent un peu mieux les premiers romans et les romans étrangers que la BM (les pirates ont 10 premiers romans sur 13 et 17 romans étrangers sur 30, la bibliothèque a 8 premiers romans et 13 romans étrangers).

En tant que bibliothécaire, ces résultats m’interpellent parce que les pirates font, de facto, un travail qui n’est pas très éloigné de celui qui devrait être le mien. C’est d’ailleurs de cette façon que de nombreuses personnes qui téléchargent semblent voir les choses, en assimilant naïvement le piratage à une sorte de « service public. » On peut s’en rendre compte en parcourant les réactions d’utilisateurs sur les sites pirates. Beaucoup de commentaires ressemblent à cette phrase qu’un(e) dénommé(e) Malinoise a laissé sur la page de télechargement d’un roman :

« Merci […] de démocratiser la culture, sans vous je n’aurai[s] pas accès à tous ces textes. »

4 Commentaires

  1. Cachou

    Pourquoi la citation finale devrait faire frémir les bibliothécaires?

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    • Nicolas

      Parce que les gens comme la personne que je cite estiment que les pirates remplissent une mission de service public (démocratiser la culture) qui appartient normalement aux bibliothécaires….

      Réponse
  2. Cachou

    Ah d’accord, elle parlait des pirates… Mais je la comprends: avec un livre numérique piraté: pas de stress quand au fait d’abîmer le livre (ne ris pas, j’en connais qui ont du mal avec ça), pas d’amendes de retard (ni de prêt à payer – en Belgique, le prêt est rarement gratuit), pas de contraintes, d’horaires ou de déplacements (très pénibles quand on a juste envie de rester au sec et au chaud). Pas de regard extérieur, pas de peur d’être jugé sur ses choix de lectures (aussi bêtes que soient ces peurs). C’est bien une démocratisation de la culture bien plus effective… Par contre, c’est bel et bien la perte du lien social créé en bibliothèque (tout bibliothécaire sait à quel point celui-ci est important, il est presque aussi important que le service de prêt de livre fourni par la bibliothèque pour certains de mes lecteurs). C’est ça, à mes yeux, la vraie perte de la chose et ce qui m’inquièterai dans ce genre de constatation.

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  3. Nicolas

    « Malinoise » est une personne qui a laissé le commentaire que je cite sur la page de téléchargement d’un roman de la rentrée littéraire. Ce n’était peut-être pas très clair dans mon texte, j’ai légèrement modifié la dernière phrase pour que ce soit plus compréhensible.

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