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Le Recueil Factice
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Focus merchandising 1 : Amazon books

Nicolas Beudon
Je suis en train d'écrire un ouvrage consacré au merchandising en bibliothèque. Le merchandising, c’est un ensemble de bonnes pratiques permettant de faciliter la rencontre entre un client et un produit dans un point de vente. Beaucoup de méthodes sont intéressantes et même transposables en bibliothèque. L’ouvrage sera composé de chapitres théoriques, de recommandations pratiques, mais aussi de brèves études de cas. Histoire de vous faire patienter jusqu’à la publication du livre en 2020 aux excellentes éditions KLOG, je publierai de temps en temps ici certains de ces focus. On démarre avec un exemple hors bibliothèque mais plein d’enseignements pour nous : les librairies d’Amazon.

 

En 2015, le géant du web Amazon décide à la surprise générale de développer des points de vente physiques. Le premier magasin ouvre à Seattle. En 2019, il y en a 17 aux États-Unis, dont 2 à New-York (d’où proviennent les visuels de ce billet). En vente, on retrouve essentiellement des livres, ainsi que des produits Amazon (liseuse, tablette, enceinte connectée) et quelques gadgets (numérique, électroménager, loisirs). Certains points de vente disposent d’un café.

L’exemple d’Amazon permet d’illustrer des partis-pris radicaux en termes de merchandising, adaptés au livre et inspirés de l’univers numérique, avec pour conséquence une expérience client unique.

Le concept des boutiques consiste d’une certaine manière à reproduire « en dur » l’ergonomie et la philosophie du site web. Le choix le plus frappant visuellement est de mettre l’intégralité des ouvrages de face, pour évoquer une page de résultats sur Internet et bénéficier à plein des effets du facing.

 

La présentation de face est une aide évidente pour le client. Imaginez-vous dans un kiosque situé dans une gare ou un aéroport : les centaines de magazines proposés sont présentés de face et un grand nombre d’entre eux est bien visible. L’offre est pléthorique, vous êtes loin de la connaitre entièrement, et vous cherchez probablement une simple lecture divertissante pour passer le temps au cours de votre voyage. Votre choix serait bien plus ardu si les magazines étaient présentés autrement ! C’est la même chose en librairie ou en bibliothèque : le facing fonctionne comme une forme de signalétique intuitive (avec les couvertures bien visibles on sait tout de suite où on est : livres de cuisine, de voyage, romans…) et c’est en même temps un moyen d’éveiller l’intérêt pour des documents dont la couverture, plus large et plus visuelle, attire davantage l’attention qu’un simple dos.

Dans le monde des bibliothèques, l’impact positif du facing sur les prêts a été démontré et mesuré de nombreuses fois. En 1986 déjà, Sarah Long observait que le nombre d’emprunts pour des ouvrages présentés de face en bibliothèque publique augmentait de 43% (même lorsque ces ouvrages restent positionnés sur leur étagère d’origine, sans être installés sur une table de présentation). Plus récemment, en 2014, Leticia Camacho, Andy Spackman et David Cluff mesurent le même phénomène en bibliothèque universitaire spécialisée avec une augmentation de 58%.

Tous les ouvrages proposés par Amazon sont accompagnés d’un commentaire. Il s’agit généralement d’un commentaire client issu du site web, ou parfois d’informations provenant des données agrégées par le site. Par exemple : « 95% des commentateurs ont donné 5 étoiles à ce livre » ou « Figure dans la liste Amazon des 100 livres à lire dans une vie. » Tous les commentaires sont positifs, étant donné que l’assortiment est constitué uniquement d’ouvrages populaires sur le site Web. On peut s’interroger sur l’éthique du dispositif : tous les clients en ligne sont-ils conscients de céder les droits d’exploitation de leurs textes à Amazon ? C’est loin d’être sûr !


Cette façon de rendre très simplement tangible les algorithmes et les effets de rebonds propres au numérique est l’autre originalité du magasin. On la retrouve dans le mode de classement des livres et les sélections thématiques très nombreuses, disposées en tête de gondole, sur des tables et des présentoirs. Certaines catégories sont des plus classiques (classement par genre pour la fiction, grands domaines thématiques pour les documentaires, nouveautés, actualités diverses…), d’autres sont beaucoup plus originales : « Les livres les plus vendus à New York », « Tout le monde les cite : les livres les plus fréquemment surlignés par les propriétaires de Kindle », « Les livres avec plus de 10 000 commentaires sur Amazon.com », « les classiques les plus lus sur Goodreads », « Impossible à lâcher : livres lus en moins de 3 jours par les utilisateurs Kindle », etc.

 

Dernier dispositif très simple qui permet de matérialiser le système de recommandations qui a fait la renommée d’Amazon : les murs de suggestions proposant, à partir d’un titre populaire, de glisser vers des ouvrages moins connus, mais de même style. La recommandation est matérialisée par un panneau « Si vous aimez…/vous adorerez… »

Parmi les autres particularités d’Amazon books, on peut citer la présence relativement anecdotique d’autres produits présentés selon le même principe (par exemple, du matériel de fitness), l’absence de prix affichés (le prix de vente est soit celui de l’éditeur, soit celui d’Amazon pour les membres Amazon prime), ou bien encore la possibilité pour les clients de payer directement sur leur smartphone via l’application Amazon qui tient lieu d’automate d’encaissement portable.

Le résultat de ce merchandising radical est déroutant dans un premier temps : avec autant de facing, le nombre de références est évidemment infiniment plus limité que dans une librairie traditionnelle de même superficie. Pour rentabiliser l’espace, les étagères sont relativement hautes, souvent peu espacées. Tous les ouvrages étant très bien notés, on est dans un univers à la fois limité, restreint, un peu étouffant, mais hyper stimulant.

 

Étant donné le choix limité, les pratiques d’achat sont contraintes : hors de question de venir chercher un ouvrage de fonds précis sur un sujet pointu ou hors actualité, vous ne le trouverez sans doute pas. Amazon books s’adresse finalement à trois types de lecteurs : 1) les lecteurs du frais intéressés par les nouveautés populaires, 2) les curieux ouverts d’esprit qui souhaitent se laisser tenter par une suggestion inattendue, 3) les lecteurs thématiques intéressés par des sujets larges mais sans titre précis en tête. Une fois que l’on est dans l’un de ces états d’esprit, le dispositif fonctionne parfaitement : lorsque l’attention est captée par une couverture ou un rayon, il est difficile de ne pas rebondir sur un autre ouvrage et de ne pas être tenté par un achat d’impulsion…

CE QU’IL FAUT RETENIR

* Le merchandising original d’Amazon books repose sur la force d’attraction du facing. Cependant, avec un tel systématisme, des rayonnages élevés et des allées étroites, on frôle un peu l’overdose.

* Les commentaires clients, les nombreuses sélections thématiques ou les murs de recommandations sont une façon originale de s’inspirer du numérique pour mettre en place des valorisations physiques. Concernant la réutilisation des commentaires clients, l’éthique du dispositif peut poser question.

* L’objectif d’Amazon est évidemment la rentabilité, mais sans se limiter « bêtement » aux best-sellers traditionnels. Le fonds n’a rien à voir avec celui d’une librairie de gare, par exemple, strictement axé sur la performance. Le merchandising est utilisé ici dans une optique volontariste axée sur l’offre plutôt que sur la demande. La composition de l’assortiment démontre qu’un fonds limité en taille mais avec des ouvrages jugés de qualité par une communauté, très fortement et très bien mis en valeur, est une stratégie pertinente d’un point de vue commercial. Il y a évidemment une leçon à en tirer en bibliothèque.

3 Commentaires

  1. Guillaume Hatt

    Bonjour,
    merci pour cet excellent article, très motivant. A la BM de Grenoble, l’augmentation de la mise en « facing » des documents a obligé à supprimer des étagères, mais a augmenté les emprunts. C’est donc une piste très intéressante à creuser.
    Reste un problème de taille, à propos duquel vous avez peut-être déjà des idées : le (long) travail de préparation pour cette mise en scène de chaque document est particulièrement intéressant quand on a un nombre important, voire illimité, de documents à vendre. Comment transposer ce dispositif dans un contexte de rareté des exemplaires à disposition (en bibliothèque), sans que le temps de préparation ne soit disproportionné ?
    Cordialement,
    G. Hatt

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    • Nicolas

      Bonjour Guillaume,

      Avant tout, désolé pour la validation tardive du commentaire. Plusieurs réponses :

      * D’abord, en effet, faire du facing nécessite de désherber pour faire de la place. Dans toutes les bibliothèques qui ont fait ce choix et qui ont conduit une évaluation, on a observé une augmentation, souvent très forte, des emprunts (du coup on regagne un peu de place pour les collections). Un exemple : à la bibliothèque de Mount Laurel aux USA, les prêts ont été multipliés par 2,7 en 5 ans après le passage au facing généralisé

      * Le travail de préparation n’est pas forcément important ou long : les tables de présentation nécessitent de faire des sélections donc c’est du boulot oui, et paradoxalement, plus la table aura de succès, plus vite elle sera démantelée, en effet, étant donné que le nombre d’exemplaires en bibliothèque est limité.

      * Par contre, le simple facing en rayonnage, ce sont juste des documents mis de face, on est un cran en dessous de la recommandation, et ça peut être fait de façon presque arbitraire. Une fonction importante du facing est par exemple d’utiliser le livre comme élément de signalétique pour créer un univers visuel facile à appréhender. Il faut que cette routine soit intégrée au temps de travail des bilbiothécaires, mais le critère est presque plus esthétique que lié au contenu, et n’importe qui peut le faire. Dans les bibliothèques Anythink qui ont rédigé un guide de recommandation assez détaillé, ce sont les wranglers (les « petites mains », le niveau hiérarchique le plus bas) qui sont chargés de la maintenance du facing : https://www.anythinklibraries.org/sites/default/files/imce_uploads/anythink_merchandising_guidelines_final_100113.pdf

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  2. Joël CAM

    Passionné par les boutiques de musée, alarmé par la baisse des ventes dans le rayon des livres, j’observe que les achats se répercutent sur les objets, évitons ceux provenant des ateliers du monde!, et qu’un virage s’annonce vers la progression des produits gourmands auprès des touristes et des seniors.
    C’est par l’objet et les saveurs du terroir que l’intérêt pour le livre se relance à partir de ventes croisées. Votre ouvrage aux éditions KLOG nous apprendra beaucoup par les observations de terrain que vous présentez et votre regard sur les méthodes des plus grands diffuseurs qui utilisent les recherches les plus récentes en séduction comportementales.
    MERCI ENCORE

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