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Le Recueil Factice
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Aménager des espaces de sociabilité

Nicolas Beudon
Aujourd'hui les bibliothèques doivent de plus en plus intégrer des espaces de sociabilité propices aux séjours, aux regroupements et aux interactions. Il existe pourtant très peu de recommandations permettant de créer des espaces de ce type... Et si nous nous inspirions des rues, des parcs et des jardins ? Ce billet consacré aux espaces de sociabilité est le premier d'une série consacrée aux "4 espaces" en bibliothèque (sociabilité, travail, activité, inspiration).

Le psychiatre canadien Humphry Osmond est l’un des premiers chercheurs à s’intéresser à l’influence de l’architecture sur le comportement humain. A la fin des années 50, Osmond va forger deux termes un peu barbares mais utiles à connaitre lorsqu’on s’intéresse à l’aménagement des lieux publics : dans sa terminologie, les espaces « sociopètes » sont ceux qui encouragent les interactions humaines, tandis que les espaces « sociofuges » sont ceux qui les inhibent.

Les bibliothèques sont traditionnellement considérées par les chercheurs par comme des exemples d’espaces sociofuges, au même titre que les salles de classe, les halls d’aéroport ou les supermarchés. C’est particulièrement frustrant car les bibliothèques publiques contemporaines sont – vous le savez – des lieux multifonctions, qui peuvent comporter des espaces de rencontre et d’échange.

Comment faire pour aménager des zones de sociabilité en bibliothèque ? La littérature à ce sujet étant quasiment inexistante, je vais vous proposer dans ce billet, comme j’aime souvent le faire, d’aller voir ailleurs, dans une direction qui peut sembler étonnante : du côté des rues, des parcs et des jardins publics.

Ce type d’environnement a été étudié par le sociologue et urbaniste William H. Whyte, qui compte parmi les continuateurs les plus inspirés d’Osmond. Dans les années 70, il réalise de nombreuses observations dans les espaces publics new-yorkais en utilisant des techniques alors nouvelles comme le film ou la prise de photos à intervalles fixes. Whyte n’était pas un chercheur désintéressé : ses observations ont été exploitées par la ville de New-York pour faire évoluer son règlement d’urbanisme. Il est également à l’origine de l’association Project for Public Spaces, toujours active aujourd’hui, qui vise à transformer les espaces publics en lieux de vie avec la participation des gens qui les habitent.

Dans ses livres The Social Life of Small Urban Spaces (SL), publié en 1980, et dans sa version augmentée intitulée City: Rediscovering the Center (C), publié en 1988, on trouve de nombreuses prescriptions permettant de créer des environnements sociopètes. Des recherches plus récentes, menées à l’aide de technologies contemporaines comme le machine learning, confirment en grande partie les constats réalisés il y a 50 ans par Whyte. Bien qu’il s’intéresse principalement aux espaces extérieurs, j’ai extrait de ses deux ouvrages 6 grands principes qui me semblent transposables en bibliothèque. 

Paley park à New-York : un espace public considéré par Whyte comme sociopète.

1. Supprimer les obstacles

La première condition pour qu’un lieu soit fréquenté, utilisé et apprécié est tout simplement que le public soit conscient de son existence, qu’il se sente autorisé à y pénétrer et qu’il puisse le faire facilement. Whyte décrit de la façon suivante « l’entrée idéale » :

Un bonne entrée attire les gens, pas simplement ceux qui ont l’intention de la franchir, mais également ceux qui le font sur une impulsion. Ils n’y sont pas poussés par une décision consciente ou forcée mais parce que toute décision est rendue superflue. Prenons l’exemple de Paley Park. Le pavage attrayant et les arbres débordent sur le trottoir. Il n’y a pas de limite claire entre le parc et la rue, et comme l’entrée est très large, on voit parfaitement ce qui se passe dedans. Certains passants jettent un œil. D’autres s’arrêtent ou s’approchent un petit peu. Encore quelques pas de plus et ils sont entrés, sans même l’avoir décidé (C, p. 100)

Pour créer un espace accueillant, il est donc important de supprimer tous les obstacles physiques, visuels ou symboliques qui pourraient freiner vos usagers : banques, comptoirs ou guichets donnant l’impression qu’il faut montrer patte blanche, cloison ou porte à pousser, mobilier haut ou massif occultant l’espace.

Dans le cas d’un espace intérieur, Whyte recommande de maintenir une connexion visuelle avec la rue : « L’élément déterminant dans le succès ou l’échec d’un espace public interne est la relation avec la rue […] Les lieux couverts les plus utilisés et les plus appréciés du pays ont presque tous sans exception un lien visuel fort avec l’extérieur. » (C, p.211)

Certains architectes, persuadés que les bibliothèques sont des lieux intrinsèquement poussiéreux, tiennent à mettre des vitres partout pour les moderniser. Ce n’est pas une très bonne idée dans les espaces de collection : la lumière dégrade les livres et il vaut mieux exploiter les murs pour installer des rayonnages. Dans les espaces de sociabilité, ce choix prend au contraire tout son sens. Installer des assises derrière de grandes baies vitrées est une bonne idée, non seulement pour créer de la visibilité, mais aussi parce que la lumière naturelle nous attire. Donner à voir la rue permet également d’observer les passants – une activité prisée dans les espaces de sociabilité (nous y reviendrons).

A Muntpunt (Bruxelles), le salon de lecture, la principale zone de sociabilité de la bibliothèque, est largement visible depuis l’extérieur et inversement, à tel point qu’elle se fond presque avec la rue. Elle est également située sur l’axe de circulation principal, qui conduit du rez-de-chaussée au premier étage.

Conseils applicables en bibliothèque

  • Supprimez les obstacles symboliques (comme des banques, bureaux ou guichets), physiques (comme des cloisons ou des portes), ou visuels (comme du mobilier haut)
  • Installez des baies vitrées. Créez une connexion visuelle avec la rue (plutôt qu’avec un patio ou un jardin intérieur). Privilégiez l’éclairage naturel

2. Encourager la congestion, diffuser un fond sonore

Mettre les séjourneurs « en vitrine », comme à Muntpunt en Belgique, présente encore un autre intérêt. A priori, on pourrait supposer que les gens qui se regroupent pour séjourner ou bavarder apprécient d’avoir un coin bien à eux et un peu à l’écart. Au contraire, dans les faits, on constate que la foule attire la foule. On a donc tout intérêt à la rendre visible au maximum, et même à miser sur ce que Whyte appelle la « congestion », c’est-à-dire une forte concentration d’individus sur une même zone.

« Ce qui attire le plus les gens, ce sont les autres gens. Si je souligne  ce point, c’est parce que de nombreux espaces publics sont conçus comme si l’inverse était vrai, comme si les lieux préférés des gens étaient en fait ceux où ils se rendent le moins. C’est d’ailleurs ce qu’ils déclarent eux-mêmes lorsqu’on les interroge […] Ils parlent d’évasion, d’oasis, de retraite. […] Les gens ont beau affirmer qu’ils veulent fuir la ville et l’agitation des foules, c’est faux. » (C, p.10 et 160)

Non seulement la foule est attirante, mais le vide a un effet répulsif : les gens ont tendance à se regrouper ou à stationner à proximité d’objets ou d’éléments marquant un espace (réverbère, statue, plante, rebord, marche…) plutôt qu’au milieu d’un grand espace nu (SL, p.21). On pourrait supposer qu’une foule importante est source de nuisances, comme le bruit, qui donnent plutôt envie de fuir. Dans les faits, encore une fois, ce n’est pas le cas :

« Lorsque les gens expliquent ce qui leur plaît à Paley Park, ils soulignent souvent que c’est un lieu calme et reposant et ils mentionnent presque toujours la cascade. Pourtant, elle est assez bruyante : son niveau sonore est proche de 75 décibels, soit bien plus que celui de la rue. J’ai enregistré son bruit et je l’ai fait écouter à des gens en leur demandant ce qu’ils en pensaient. La plupart grimacent en pensant que c’est le bruit d’un métro ou d’un camion sur une autoroute. Mais dans le contexte du parc, ce son est perçu comme plaisant. C’est un bruit blanc, qui étouffe les klaxons et les pétarades provenant de la rue, qui sont plus dérangeants que le niveau sonore en soi. Il permet également de masquer les conversations : même si beaucoup de personnes sont à proximité, vous pouvez parler relativement fort (c’est même parfois nécessaire), tout en profitant d’un sentiment d’intimité. » (SL, p.48)

On peut faire le même type d’observation dans des lieux fermés comme les commerces où le fait de diffuser de la musique augmente le nombre d’interactions avec les vendeurs (source). J’ai l’impression que c’est également le cas en bibliothèque :  vous ne trouvez pas que les sections musique où l’on passe des disques, sont souvent plus conviviales ? Évidemment, si votre établissement dispose d’espaces studieux, ne faites pas le bruit à cet endroit ! Comme on le verra un peu plus tard, les espaces de sociabilité se mélangent volontiers avec d’autres fonctions… sauf le travail au calme.

Conseils applicables en bibliothèque

  • Rendez les séjourneurs visibles depuis l’extérieur en les mettant « en vitrine »
  • Concentrez les assises pour créer de la congestion
  • Prévoyez et acceptez un niveau sonore élevé
  • Diffusez de la musique
  • Ponctuez l’espace d’éléments décoratifs et non occultants (plante, sculpture, etc.), en plus des assises

3. Exploiter les lieux de passage

Les circulations, parce qu’elles drainent beaucoup de monde, sont naturellement des lieux de rencontre mais aussi, et c’est plus étonnant, de séjour. Je suis persuadé que vous l’avez vous-même observé dans votre bibliothèque : les gens qui s’engagent dans une discussion improvisée avec une connaissance croisée par hasard ont tendance à le faire en plein milieu du passage, sans penser à aller ailleurs.

Le même constat est valable pour les personnes seules : « on peut prédire que l’endroit où une personne a le plus de chances de s’installer est situé à l’intersection entre le flux de circulation principal et le premier élément sur lequel on peut s’asseoir » (SL, p.33). Whyte conclut logiquement que « la circulation est les assisses ne sont pas contradictoires mais complémentaires. J’insiste particulièrement là-dessus parce que la plupart des programmistes pensent qu’il faut les maintenir séparées […] Les gens ignorent ces frontières artificielles. » (C, p.116)

De nombreux designers ont mis cette philosophie en pratique. L’architecte néerlandais Herman Hertzberger a par exemple l’habitude d’installer des escaliers gradinés dans les écoles qu’il construit. Ce dispositif (que l’on retrouve désormais dans beaucoup de lieux publics, y compris des bibliothèques) fonctionne à la fois comme une circulation verticale et comme un espace d’assises informelle. Dans le cadre d’un projet baptisé The Corridor Society, la designeuse turque Seray Ozdemir a quant à elle imaginé une gamme de mobilier permettant de transformer des lieux de circulation ingrats (comme des couloirs) en espaces de sociabilité.

Une école primaire à Arnhem (Pays-Bas), conçue par l’architecte Herman Hertzberger. Ce dernier a contribué à populariser le principe de l’escalier gradiné, contre-intuitif a priori car il mêle des fonctions supposées distinctes (séjourner/circuler).

Conseils applicables en bibliothèque

  • Prévoyez des circulations principales suffisamment larges pour que le public puisse stationner et s’agglutiner dans le passage
  • Equipez certaines zones de circulation avec des assises ou des éléments sur lesquels on peut s’asseoir (rebords, marches, jardinières, etc.)
  • Privilégiez les escaliers en gradins aux escaliers classiques

4. Maximiser l’assoyabilité et opter pour du mobilier déplaçable

Nous en arrivons à la question cruciale des assises. Lorsque Whyte et son équipe ont commencé à se demander ce qui incite les gens à séjourner dans un lieu public, ils ont exploré plusieurs pistes, comme l’esthétique, l’ensoleillement, la forme de l’espace ou la surface disponible. L’élément le plus critique est en fait le plus simple : c’est le nombre d’assises (ou d’éléments permettant de s’asseoir : rebords, marches, etc.) : « les gens ont tendance à s’asseoir davantage là où il y a plus d’assises » (SL, p.28)

Idéalement, ces assises doivent être mobiles. Pouvoir déplacer son siège est non seulement un élément de confort individuel mais c’est aussi un moyen subtil de favoriser la cohabitation entre inconnus : lorsqu’ils s’installent à côté de quelqu’un, la plupart des gens vont prendre une chaise et la déplacer de quelques centimètre, ce qui permet d’envoyer un message implicite : « Désolé pour la proximité mais il n’y a pas de place ailleurs. Je vais respecter votre intimité, merci d’en faire de même. Un mouvement réciproque peut alors être effectué par l’autre personne. » (SL, p. 35)

Des assises déplaçables peuvent également être réarrangées par le personnel si l’usage d’une zone ne correspond pas à l’idée que l’on s’en était fait. Au contraire, le mobilier fixe (comme les bancs) nécessite d’anticiper le comportement du public, ce qui est souvent périlleux : « Lorsque les designers figent leurs assises dans le béton, ils figent aussi leurs présupposés. » (C, p. 118) Pourquoi les architectes affectionnent-ils autant les assises imposantes et fixes ? Tout simplement pour des raisons esthétiques :  « les bancs sont des artefacts dont la fonction est de rythmer les photos d’architecture, mais ils ne sont pas très pratiques pour s’asseoir. » (SL, p.33)

En bibliothèque, on pourrait faire la même remarque au sujet des canapés : malgré leur aura domestique, les canapés ne sont confortables ni pour deux amis (car ils ne facilitent pas le croisement des regards), ni pour des inconnus (car la proximité est trop grande). Qu’elles soient fixes ou mobiles, privilégiez les assises permettant de s’installer en angle droit : « lorsqu’on leur laisse le choix, les groupes composés de 2 personnes ou plus préfèrent s’installer en biais, en formant un angle de 45 à 90°. » (C, p. 117) 

Cette observation s’applique également au mobilier de médiation : pour faciliter les échanges avec vos usagers, remplacez vos banques massives par des comptoirs légers et arrondis permettant de s’installer cote à cote plutôt que face à face. Le face à face évoque des relations intenses, intimes ou confrontationnelles (diner aux chandelles, duel aux échecs, déposition dans un commissariat…). La position en biais est plus douce et plus adaptée aux interactions bienveillantes entre étrangers.

Les assises mobiles génèrent souvent une peur des vols (lorsqu’elles sont installée à l’extérieur) ou du désordre (lorsqu’elles sont installées à l’intérieur).  Dans les faits, on constate au contraire que les assises mobiles attirent plus de monde, ce qui génère d’avantage d’autocontrôle entre usagers, moins de désordre et moins d’incivilités.

Paradoxalement, les espaces que l’on rend hostiles aux personnes marginalisées en installant des assises inconfortables, deviennent souvent des espaces vides et mal famés : « les lieux basés sur la méfiance récoltent ce qu’ils sèment. Ironiquement c’est là qu’on retrouve le plus de personnes alcoolisées. » (SL, p.61) En cas d’usages indésirables, efforcez-vous de créer des espaces inclusifs et très fréquentés, plutôt que de chercher à repousser certains publics. Misez sur l’autocontrôle (ou sur la médiation en cas de réelle tension), plutôt que de dégrader la qualité de l’espace avec du mobilier sociofuge.

Beaucoup de bibliothèques ont des jardin ou des terrasses avec une concentration d’assises faciles à déplacer, comme ici à Lodève (photo CC BY-SA Charlotte Hénard). En intérieur, on imagine plus volontiers des canapés, pourtant ce ne sont pas les assises idéales pour côtoyer des étrangers.

Conseils applicables en bibliothèque

  • Dans le cas d’un nouveau bâtiment ou d’un réaménagement, ne  laissez pas l’architecte ou le fournisseur de mobilier choisir seul l’emplacement et le type des assises, car il risque de privilégier le « geste architectural » plutôt que les usages
  • Pour augmenter la fréquentation de l’espace, multipliez les assises et les éléments informels permettant de s’asseoir : marches, rebords, jardinières…
  • Evitez les assises fixes ou massives. Privilégiez les assises légères, individuelles et faciles à déplacer comme les chaises
  • Ne considérez pas qu’une implantation est définie une fois pour toutes : faites évoluer l’emplacement des assises en fonction des usages observés
  • Autorisez les usagers à déplacer eux-mêmes les chaises dans le périmètre de la zone de sociabilité
  • Privilégiez le positionnement des individus dans un angle de 45 à 90°, y compris sur le mobilier d’accueil

5. Provoquer des triangulations, croiser les fonctions

Une fois qu’une zone accueille de nombreuses personnes confortablement installées, comment les inciter à interagir ? Whyte utilise le terme un peu pompeux de triangulation pour désigner « le processus qui consiste à créer à l’aide d’un stimulus une connexion entre deux individus pour inviter des étranger à se parler comme s’ils se connaissaient. » (SL, p. 94)

Cet élément tiers peut être une vue sur un paysage, une sculpture ou une fontaine, des joueurs de pétanque, des musiciens ou des artistes de rue. Les pianos que l’on retrouve désormais dans de nombreuses gares remplissent la même fonction. Peu importe si les performances musicales sont de piètre qualité : « l’auditoire constitue le vrai spectacle. Beaucoup de gens vont autant regarder les autres personnes que ce qui se passe sur scène. » (SL, p. 96)

Pour faciliter ces échanges de regard, privilégiez les aménagement en cercle ou en amphithéâtre, plutôt que les implantations linéaires, orthogonales ou en grille, typiques des espaces sociofuges, qui segmentent et qui séparent. Le spectacle simple que recherche les gens peut provenir de l’activité même de la bibliothèque : il peut s’agir d’une rencontre ou d’un atelier se déroulant dans les espaces publics, d’enfants en train de jouer, ou même du trafic à proximité des automates de prêt.

La designeuse danoise Rosan Bosch utilise le terme « watering hole » (soit en français « point d’eau ») pour désigner les zones fortement fréquentées grâce à leur fonction primaire (par exemple un hall d’entrée, une cafeteria) auxquelles on va ajouter une fonction secondaire de sociabilité. Les espaces de sociabilité aiment beaucoup les mélanges de ce type, qui augmentent les chances de congestion et de triangulation. Attention cependant : comme je l’ai déjà dit, il faut maintenir nettement séparés les zones dynamiques et les espaces de travail où les usagers recherchent légitimement le calme et le repli sur soi.

Le cas des espace presse est intéressant car leur statut a changé au fil du temps sans que les bibliothécaires s’en rendent forcément compte. Dans les années 90, les « salles d’actualité » étaient conçues comme des lieux vivants et dynamiques, en prise sur le monde. Ils étaient souvent aménagés comme des espaces de sociabilité, proches de l’entrée, avec une vitrine, des assises de type café, etc. Aujourd’hui, les lecteurs de la presse sont principalement des seniors en quête de silence et les espaces presse fonctionnent souvent comme des espaces de travail. Le fossé qui s’est creusé entre le design et les usages réels peut être source de tensions entre usagers.

Dans beaucoup de bibliothèques, ces anciens espaces presse sont remplacés par des espaces BD qui sont plus dynamiques et intergénérationnels. C’est le cas à Pornichet qui a été réaménagé au printemps 2022. C’est également l’option que j’ai proposée à la médiathèque du Grand Narbonne que j’accompagne pour son réaménagement à venir en 2023.

L’espace actualité de la médiathèque du grand Narbonne constitue un bon exemple d’espace de sociabilité ayant muté en espace de travail. Les chamailleries entre le public majoritaire (des personnes âgées voulant lire dans le calme) et les autres usagers (attirés par les assises basses et la vue sur la rue) sont fréquentes. Dans le réaménagement proposé par Chemins faisants, cet espace est remplacé par une zone BD.

Conseils applicables en bibliothèque

  • Installez des éléments remarquables ou interactifs à proximité des espaces de sociabilité : sculpture, vue sur un paysage, piano, mur d’expression…
  • Privilégiez les aménagements circulaires pour maximiser les échanges de regards
  • Privilégiez le croisement de fonction pour créer des « waterholes » : positionnez une zone de sociabilité à proximité d’un point de restauration, à côté des automates de prêt ou d’un axe de circulation fort, etc.
  • Maintenez éloignés physiquement et visuellement les espaces de sociabilité et les espaces de travail

6. Proposer à boire et à manger

L’offre de restauration compte  parmi les fonctions éminemment compatibles avec la sociabilité : « la nourriture attire les gens qui attirent encore plus de gens » (SL, p.52) Pour profiter pleinement du pouvoir d’attraction de la nourriture, si votre bibliothèque comporte un vrai café, ne réservez surtout pas les assises aux consommateurs et veillez à ce que rien ne puisse donner cette impression.

Selon moi, il y a deux façons d’envisager l’offre de nourriture et de boissons en bibliothèque : il peut s’agir d’un service (généralement payant) proposé à vos usagers pour répondre à un besoin, ou bien d’un rituel de sociabilité, pour reprendre le vocabulaire utilisé par Hélène Certain :

A la maison, quand on reçoit quelqu’un, pour instaurer un climat détendu et convivial, on propose un verre. A la bibliothèque Louise Michel, nous proposons donc thé et café, les mercredis et les samedis, mais aussi à d’autres moments […] Le café et le thé à la menthe, préparé avec science par ceux de l’équipe qui se sentent capables de le faire, sont disposés sur un chariot. il ne reste plus aux bibliothécaires qu’à faire le tour des espaces […] Offrir une boisson à chaque usager qui entre permet ainsi de créer du lien, de la proximité entre professionnels et usagers. (H. Certain. « Les rituels autour de la boisson à la bibliothèque Louise-Michel », Marielle de Miribel, Veiller au confort des lecteurs. Du bon usage des cinq sens en bibliothèque.Éditions du Cercle de la Librairie, 2015)

Les deux approches sont légitimes, mais il est important de clarifier vos propres intentions pour ne pas avoir de déconvenues : un distributeur de barres chocolatées ou de boissons chaudes, comme on en trouve sur les aires d’autoroute ou les quais du métro, sont des ajouts pertinents sur une zone de sociabilité, mais ils n’ont pas le pouvoir de créer des liens, contrairement au petit thé proposé par le personnel à la bibliothèque Louise Michel. Les distributeurs automatiques peuvent même, tout au contraire, générer un comportement de consommateur un peu rustre (avec des tables sales, des gobelets à l’abandon, etc.).

Les usages incorporant de la médiation, comme ceux qui sont décrits par Hélène, sont plus responsabilisants : « prendre son goûter dans les espaces de la bibliothèque est tout à fait bienvenu […] Si jamais ce goûter ou cette boisson venaient à laisser des traces, nous avons mis à la disposition des usagers des balayettes et des chiffons. » Chez Louise Michel, les bibliothécaires utilisent des chariots tout à fait classiques pour faire leur petite tournée (pour en avoir un aperçu, jetez un oeil sur cette vidéo, à 2:45).

Il existe peu de mobilier pensé spécifiquement pour les usages sociaux en bibliothèque. C’est la raison pour laquelle je souhaite pour finir mentionner le travail original réalisé par Métropole Européenne de Lille, en association avec l’agence de design Vraiment vraiment. A l’issue de plusieurs ateliers de design thinking, ces derniers ont conçu un petit meuble baptisé « le bouche à oreille » qui permet à la fois de proposer des boissons et de faire de la médiation. Les plans sont sous licence creative commons et l’objet est conçu pour coûter environ 1000€ HT. Si vous songez à aménager ou réaménager un espace de sociabilité, il peut s’agir d’un premier ajout intéressant (merci à Silvère Mercier de m’avoir fait découvrir ce projet !)

La desserte imaginée par Vraiment vraiment pour les bibliothèques de la MEL. Image : CC BY-SA Vraiment vraiment.

Conseils applicables en bibliothèque

  • Proposez à boire et à manger
  • Demandez-vous si votre offre de restauration doit fonctionner comme un service ou comme un rituel de sociabilité
  • Dans un espace dédié à la restauration, évitez de réserver les assises aux seuls consommateurs

Pour aller plus loin…

Si vous souhaitez créer un espace de sociabilité en appliquant les bonnes pratiques figurant dans ce billet mais aussi en expérimentant pour découvrir ce qui convient le mieux à votre établissement, vous devez connaitre le projet « Terrain de jeu » mis en place dans les Champs libres à Rennes et documenté de façon très précise par Samuel Bausson. Ce projet de design thinking (encore un) visant à créer une zone de séjour dans le grand hall un peu austère des Champs Libres est passionnant car il permet de voir émerger peu à peu un espace convivial à force de tâtonnements et d’expérimentations. Dans les constats faits sur le terrain, on retrouve certaines idées présentées dans ce billet (utiliser du mobilier déplaçable, tester différentes configurations pour s’adapter aux usages, exploiter les lieux de passage, croiser espace de séjour et espace d’activité…) mais aussi d’autres pistes que je vous invite à découvrir ici.

L’un des premiers « terrains de jeu » des Champs Libres (photo CC-BY-SA Laurie Frossat)

2 Commentaires

  1. Gaëlle Bergougnoux

    Après avoir découvert ce concept : http://monono.fr/deuxieme-peau-des-parcs/
    j’avais tenté de l’appliquer aux bibliothèques. La deuxième peau des bibliothèques, ou comment amener les gens vers elles, les inciter à la pause et à y pénétrer. Ce texte m’y ramène. Pleins de bonnes idées (comme toujours!), qui semblent si simples et si logiques, et qu’on oublie pourtant souvent dans les projets de nouvelles bibliothèques.

    Réponse
    • Nicolas Beudon

      Bonjour Gaëlle, merci pour ce lien, j’ai beaucoup aimé la vidéo ! En effet, on est dans la même constellation d’idées. L’urbanisme est une discipline extrêmement riche, sensible aux usages, souvent avec un vrai potentiel politique aussi, je pense qu’il y a beaucoup de choses à en apprendre.

      Réponse

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