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Le Recueil Factice
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Aménager des espaces de travail 2/3

Nicolas Beudon
La semaine dernière, nous avons vu ensemble qu'il était important de disposer en bibliothèque d'espaces de travail variés, en plus des salles de lecture traditionnelles. Dans ce deuxième billet, je vais approfondir cette question en vous présentant les conclusions d’une enquête minutieuse réalisée en BU.

Futurelib et protolib

La typologie qui va nous intéresser est issue du programme Futurelib de l’Université de Cambridge qui consiste à mener chaque année depuis 2013 des projets de recherche UX et de design thinking afin de mieux comprendre ou de résoudre des défis auxquels les bibliothèques sont confrontées (j’ai déjà parlé de Futurelib dans ce billet).

Le projet Protolib s’est déroulé pendant 5 mois en 2015 et 2016. Son objectif était de « produire une image à la fois fiable et détaillée des besoins et du comportement des usagers des bibliothèques de l’Université de Cambridge, afin de développer des modèles et des recommandations basées sur des preuves permettant d’aménager les bibliothèques actuelles ou futures. »  Les outils qui ont été employés sont issus de la boîte à outils classique du design thinking : des ateliers et des entretiens avec des étudiants et des professionnels, des temps d’observation minutieux, le prototypage d’espaces test pour observer la façon dont ils sont utilisés, etc.

Le designer Paul Jervis Heath a présenté certains résultats dans cet article du BBF. Un compte-rendu complet est également disponible en ligne. La principale conclusion du projet ne vous étonnera pas : les étudiants qui travaillent en BU réalisent en fait des activités variées, correspondant à des besoins différents qui nécessitent donc des espace différents. « La capacité à se déplacer entre différents types d’espace » a même « un impact direct sur la productivité et l’endurance d’un individu. » Si un seul type d’espace est proposé, les étudiants auront tendance à moins l’utiliser que si on leur en propose plusieurs entre lesquels naviguer. L’une des façons les plus efficaces de décrire ces différents espaces est de les hiérarchiser par « intensité » :

  • Les espaces de haute intensité correspondent à des « activités primaires » qui nécessitent du temps et de la concentration (écrire une dissertation ou un rapport, réviser, etc.)
  • Les espaces de moyenne intensité correspondent à des « activités secondaires » qui sont elles aussi studieuses, tout en nécessitant moins de temps et de concentration (lire le chapitre d’un livre, vérifier une source, travailler avec un camarade, etc.)
  • Les espaces de basse intensité correspondent à des « activités tertiaires » encore plus brèves et qui n’ont pas forcément un caractère directement académique (mettre à jour son agenda, envoyer des mails, etc.)
  • Les espaces de break enfin, permettent de patienter entre 2 cours, ou d’interrompre la fatigue générée par le travail en faisant autre chose (boire, manger, lire un journal, rêvasser, bavarder, etc.).

Chaque espace doit être aménagé de façon un peu différente. Beaucoup de BU distinguent des zones silencieuses, des zones calmes et des zones où le bruit est toléré, mais en conservant exactement le même type de mobilier ou d’implantation. Il est pourtant essentiel de rendre tangible la différence entre chaque espace : 

  • d’abord pour des raisons fonctionnelles (des activités différentes nécessitent, comme on va le voir, du mobilier différent),
  • ensuite, pour clarifier intuitivement les usages permis ou attendus (marquer l’identité d’une zone via son apparence limite le besoin de signalétique),
  • enfin parce que l’ambiance (qui ne se limite pas au niveau sonore) est l’une des variables qui détermine la fonction d’un espace (la présence de distractions visuelles, de plantes ou de bibelots, sur une zone contribue par exemple à la faire baisser en intensité).

Hiérarchie des espaces de travail (illustrations extraites du rapport final Protolib)

L’aménagement des espaces de travail en fonction de leur intensité

Voyons ensemble les recommandations principales concernant chaque espace.

Espaces de haute intensité

Pas de surprise : nous sommes ici dans l’archétype de la salle de lecture que j’ai évoqué dans mon précédent billet. Ces espaces se caractérisent par une durée de séjour qui peut être extrêmement longue (entre 4h et 9h). Ils doivent comporter :

  • du mobilier de bibliothèque traditionnel et un minimum de décoration,
  • une forte densité d’assises et une surface de travail réduite par personne,
  • des espaces ouverts et des perspectives dégagées.

Ces choix de design favorisent la concentration et l’auto-contrôle entre usagers. Notez qu’il n’est pas nécessaire d’ajouter des séparateurs entre chaque place de travail : au contraire, les personnes qui fréquentent ces espaces se sentent stimulées lorsqu’elles sont plongées dans une atmosphère de travail collective où les cerveaux bouillonnent ostensiblement. La contrepartie de ces zones est qu’elles sont stressantes et fatigantes, d’où l’importance des espaces de break à proximité.

Autre remarque : en BU, lors des périodes d’examen, le travail de haute intensité connaît un pic (c’est également le cas dans certaines BM, au moment du bac). Il est donc important que les autres espaces soient modulables et puissent basculer en mode « haute intensité » lors de ces changements saisonniers de comportement.

Espaces de moyenne intensité

La caractéristique essentielle de ces espaces est le recours à plusieurs outils en simultané : livres ou manuels, cahiers, ordinateurs, smartphones, etc. Il convient donc de prévoir des places de travail un peu plus larges que la normale (120x60cm minimum par personne).

Les bibliothécaires de Cambridge ont constaté que multiplier le nombre d’assises dans ces zones n’augmente pas leur fréquentation. Au contraire, l’ajout de séparateurs visuels (lampes de table, plantes) a un effet positif sur l’utilisation des places. Cela s’explique assez simplement : étant donné que les usagers ont davantage tendance à s’étaler, les questions de territoire se posent de façon bien plus vive dans ce type d’environnement : « le besoin d’une bulle personnelle est inversement proportionnel au niveau d’intensité : il est très important de le respecter dans les espaces de faible intensité, alors que cela peut faire perdre tout leur intérêt aux espaces de haute intensité. »

Trois choix de design contribuent à créer des espaces de moyenne intensité :

  • des objets de décoration ou des plantes permettent d’humaniser l’espace et de le faire baisser en intensité,
  • des obstacles visuels ou physiques (comme des jardinières, des étagères, des cloisons acoustiques) contribuent à délimiter des bulles personnelles,
  • des éléments tels que des prises, des lampes individuelles, des coussins et des plaids à disposition, renforcent encore ce sentiment d’être dans sa bulle en augmentant le niveau de contrôle sur l’environnement.

Confortables tout en restant studieux, les espaces de moyenne intensité sont non seulement adaptés aux activités secondaires, mais ils conviennent aussi mieux aux personnes déprimées, stressées ou fatiguées.

Usage et aménagements possibles des espaces de moyenne intensité (illustrations extraites du rapport Protolib)

Espaces de basse intensité

Les espaces de basse intensité se caractérisent par leur ambiance détendue, propice aux activités qui nécessitent moins de concentration. Dans leur aménagement, on a tout à gagner en jouant la carte du « comme chez soi », avec :

  • du mobilier confortable d’inspiration domestique, des tapis, des coussins et des plaids,
  • de nombreux éléments de décoration et de personnalisation,
  • de la lumière naturelle et des vues sur l’extérieur.

Des assises confortables n’incitent pas forcément au bavardage ou à la sieste : au contraire, de nombreux étudiants aiment travailler sur des canapés. Il est donc important de prévoir du mobilier adapté : fauteuils intégrant des accoudoirs pour poser des livres, petites tables d’appoint pour ordinateur portable, etc.

Des prototypes d’espaces de faible intensité, mis en place avec du mobilier peu coûteux pour observer leur usage. On constate que beaucoup d’étudiants utilisent les canapés pour travailler et pas uniquement pour se détendre (illustrations extraites du rapport protolib).

Espaces de break

On pourrait considérer que les espaces de break ne sont pas des zones de travail, puisque leurs caractéristiques sont en fait celles des espaces de sociabilité.

Il est cependant essentiel de les considérer dans un continuum qui intègre les espaces de travail, notamment dans le choix de leur localisation. En effet, la possibilité de faire une pause à proximité d’un espace de travail incite à l’utiliser plus longuement. Même constat pour l’offre de restauration : si, pour manger, les étudiants doivent quitter la bibliothèque et interrompre leur routine de révision ou de recherche, il est fort probable qu’ils ne reviennent pas.

Conclusion : identifier et séparer les différents espaces de travail

Dans son entretien avec le BBF, Paul Jervis Heath observe que les bibliothécaires, sous l’emprise du concept de tiers-lieu, sont parfois obsédés par les espaces confortables, douillets, « comme à la maison. » Protolib illustre bien que les choses ne sont pas si simples que ça lorsqu’on adopte le point de vue des usagers. Des espaces « à l’ancienne » sont parfaitement adaptés à certaines postures, alors que les espaces plus « cosy » correspondent à d’autres besoins et d’autres pratiques. Les deux sont indispensables et se renforcent mutuellement.

Etant donné que ces usages peuvent entrer en conflit, il est recommandé de créer des transitions et des frontières claires entre chaque espace, par exemple sous forme de zones tampons (hall, couloirs, sas, etc). Les espaces de haute intensité sont ceux qui nécessitent les démarcations les plus nettes.

L’absence de limite ou de définition claire d’une zone peut dégrader l’expérience des usagers. Dans une autre enquête à bien plus petite échelle, réalisée elle aussi à Cambridge, Margaret Westbury s’est rendue compte qu’une salle mêlant des collections, des canapés, des tables basses et une machine a café était loin de faire l’unanimité chez les étudiants, malgré son aspect convivial, faute d’avoir une fonction clairement définie :

« Un étudiant a trouvé la pièce stressante : pour lui, il y a des tensions qui découlent du fait qu’on ne sait pas clairement si on a le droit de parler ou pas (en théorie, on peut, mais en pratique, le silence est tel qu’on est mal à l’aise en le brisant). Selon lui, la machine a café est également perturbante car son mode d’utilisation n’est pas clair et parce qu’il faut ramener son propre café, acheté ailleurs sur le campus. Une autre étudiante avec laquelle j’ai parlé refuse d’utiliser cet espace car elle l’associe à son entretien d’admission à l’université, au cours duquel il a été utilisé comme salle d’attente […] Deux autres étudiants ont trouvé le mobilier extrêmement inconfortable : les tables sont trop basses, le dos des canapés est trop raide, etc. » (M. Westbury, « UX and a Small Academic Library », A. Priestner (ed.), User Experience in Libraries, Taylor and Francis, 2016)

La salle Karen Spärck Jones, étudiée par Margaret Westbury, n’est pas appréciée de tous les étudiants malgré son ambiance cosy, car elle confond espace de basse intensité et espace de break.

Comme vous avez pu vous en rendre compte, le projet Protolib est riche en observations et en recommandations. Ses conclusions me semblent tout simplement indispensables à connaître si vous travaillez sur la création, l’aménagement ou le réaménagement d’une BU. Si vous souhaitez aller plus loin, je vous invite à prendre connaissance de la suite du projet, baptisée Protolib II, qui adopte un point de vue plus général et qui étudie le comportement des étudiants à l’échelle de l’ensemble d’un campus.

Malgré ses qualités, Protolib présente une lacune de mon point de vue : le travail en groupe, collectif et collaboratif, est mentionné de façon très rapide et lacunaire. La semaine prochaine, dans mon 3e et ultime billet consacré à la diversification des espaces de travail, je vous présenterai une dernière approche qui approfondit davantage cet aspect.

Post-scriptum

Après la publication de ce billet, Cécile Touitou a attiré mon attention sur cet article du Bbf qu’elle a rédigé en 2019 et qui relate les résultats d’une enquête réalisée à la bibliothèque de Sciences-Po Paris. Les données recueillies ne sont pas très éloignées de celles de Protolib, avec notamment une polarisation des usages variable en fonction de la durée de séjour. Logiquement, Cécile arrive elle aussi à la conclusion que l’aménagement des espaces devrait être différencié à partir de cette base.

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