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Le Recueil Factice
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Aménager des espaces d’activité

Nicolas Beudon
Ce billet appartient à une série consacrée aux "4 espaces" en bibliothèque. Après les espaces de sociabilité et les espaces de travail, il est temps de se pencher sur les espaces d'activité : quelle est leur utilité en bibliothèque et comment les aménager ?

Des espaces d’activité en bibliothèque ?

Considérer les bibliothèques publiques comme des lieux d’activité peut sembler incongru. Pourquoi introduire de l’agitation dans des institutions qui sont pourtant réputées calmes et studieuses ? Pourquoi faudrait-il rendre nos usagers mobiles et dynamiques alors qu’on les invite depuis des décennies à rester sagement assis et à respecter le silence ?

Pour répondre à ces questions, je retiens 4 grands arguments :

1) Les savoirs pratiques ont besoin d’espaces de médiation spécifiques

Depuis quelques années, les savoirs pratiques suscitent un intérêt croissant en bibliothèque (par « savoir pratique », j’entends aussi bien le jardinage que la cuisine, le bien-être, la pratique musicale amateure ou les loisirs créatifs). Cet intérêt peut aller jusqu’à l’intégration d’outils et d’instruments dans les collections. Nous avons l’habitude de valoriser nos fonds de romans ou d’essais en organisant des évènements culturels : tables rondes, rencontres d’auteurs, lectures, etc. À partir du moment où l’on estime que les ouvrages pratiques ne sont pas moins nobles, ils vont avoir besoin d’espaces de médiation eux-aussi, mais il s’agira d’ateliers, de laboratoires, de cuisines, de salles de répétition, etc. plutôt que d’auditoriums ou de salles d’animation classiques.

La médiathèque-estaminet de Grenay dispose d’une cuisine utilisée pour des ateliers (photo : La Voix du nord).

2) Le numérique implique des usagers actifs

La plupart des bibliothèques intègrent désormais des outils, des services ou des ressources numériques. La particularité du numérique est de brouiller la limite entre consommateurs et producteurs : le numérique n’est pas simplement un média, c’est un instrument qui permet de s’exprimer, de produire et de partager des créations. Sur un plan plus terre-à-terre, beaucoup d’usagers peu ou pas équipés se rendent en bibliothèque pour qu’on les aide à utiliser du matériel informatique ou à réaliser des démarches en ligne. Dans tous les cas, les usages numériques impliquent des publics actifs et/ou créatifs, ce qui nécessite encore une fois des espaces spécifiques : il peut s’agir d’EPN, de salles de formation, d’espaces jeux vidéo, ou pour les plus ambitieux de studios d’enregistrement ou de création, voire même de fablabs.

Le makerspace de la bibliothèque publique d’Edmonton (Canada) : un espace de création numérique qui n’a pas grand chose à voir avec les EPN conçus comme des salles de classe.

3) Les espaces ludiques ne doivent pas rester cantonnés dans les sections jeunesse

Parallèlement au développement du numérique, le jeu s’est imposé ces dernières années comme un produit culturel majeur. Je pense non seulement au jeu vidéo, mais aussi au jeu de société, un domaine de création florissant que toutes les bibliothèques souhaitent maintenant investir plutôt que de le confier à des ludothèques spécialisées. Il y a une catégorie de professionnels qui a compris depuis longtemps l’importance des espaces ludiques : les bibliothécaires jeunesse. En effet, chez les enfants, le jeu et le mouvement physique sont inséparables de l’acquisition d’autres compétences. Le jeu permet d’améliorer la motricité, d’intérioriser des règles, d’apprendre à interagir avec autrui… Puisque que les adultes s’intéressent désormais au jeu autant que les enfants, nous avons besoin d’espaces ludiques qui ne se limitent pas aux sections jeunesse.

Un espace enfant intégrant des dispositifs de jeu et d’éveil tactile, dans la bibliothèque publique de Boston.

L’espace jeux vidéo du centre de documentation de la Gaité lyrique, à Paris.

4) Le travail créatif et collaboratif nécessite des espaces dynamiques

Des entrepreneurs en train de faire un brainstorming avec des post-it pour créer un business model sont engagés dans une activité qui présente beaucoup d’analogies avec le jeu : espace/temps spécifique, activation du corps, pensée visuelle, règles à suivre, objets à manipuler, etc. (à ce sujet, voir le livre de Dave Gray intitulé Gamestorming). Ces nouvelles façons de travailler qui prennent la forme d’ateliers créatifs et collaboratifs sont de plus en plus populaires. Elles nécessitent des espaces qui n’ont rien à voir avec les salles de réunion à l’ancienne, mais qui ressemblent plutôt aux bureaux d’une start-up de la Silicon Valley, avec des assises ludiques, du mobilier déplaçable, de nombreuses prises, du matériel de prototypage rapide, des murs d’écriture, etc. Si vous souhaitez faire évoluer vos espaces de travail pour répondre à ces nouveaux usages, il va falloir les considérer davantage comme des espaces d’activité.

Les modes de travail créatifs et collaboratifs nécessitent des espaces différents des salles de réunion classiques (photo : Steelcase)

Le principe HOMAGO

Une fois admis que les bibliothèques publiques nécessitent des espaces où les usagers sont actifs, mobiles ou créatifs, comment les aménager ? Le concept d’HOMAGO peut nous servir d’inspiration.

On doit cette notion à une équipe de chercheurs menée par Mimi Ito, une anthropologue spécialisée dans l’étude des pratiques numériques chez les jeunes. En 2009, une grande enquête réalisée auprès de 700 enfants à permis d’identifier 3 grandes relations possibles avec les médias numériques, résumées par l’acronyme « HO-MA-GO » :

  • HO pour « hanging out » (que l’on pourrait traduire par « traîner, flâner, squatter ») désigne les pratiques centrées avant tout sur la sociabilité. Par exemple, passer l’après-midi avec des copains à jouer à des jeux vidéo : l’activité est dans ce cas un simple prétexte pour être ensemble.
  • MA pour « messing around » (« bricoler, bidouiller, tester ») désigne un type d’activité où le média est davantage utilisé et exploré pour sa valeur intrinsèque, mais sans qu’il y ait d’enjeux forts. Par exemple, un adolescent va vouloir poster des selfies sur Instagram, ce qui va l’amener à tester des filtres, à se documenter sur les logiciels de retouche d’image, etc.
  • GO pour « Geeking out » (« geeker, se passionner, être à fond ») correspond aux pratiques des fans ou des geeks qui vont s’enflammer pour un sujet et construire une véritable expertise autour de lui. Un fan de la licence Harry Potter va ainsi consommer des livres et des films, approfondir ses connaissances en visionnant des vidéos sur YouTube, poster son avis sur des forums, écrire des fan fictions ou faire du cosplay.

Il est utile de garder ces 3 postures en tête lorsqu’on élabore un programme culturel, même si sa thématique n’est pas centrée sur le numérique. Proposer un panel d’activités correspondant aux 3 niveaux HO-MA-GO permet en effet de s’adresser aussi bien aux badauds, qu’aux curieux et aux passionnés.

On peut considérer ces 3 étapes comme des échelons, avec une progression allant vers une plus grande implication, une plus grande créativité et une plus grande autonomie. Ce cheminement rappelle le principe pédagogique de l’échafaudage, qui consiste à accompagner un élève en lui proposant un cadre, une aide et des consignes qui vont progressivement être supprimées, plutôt que d’attendre d’emblée de sa part une autonomie totale.

Cette notion d’échafaudage peut être appliquée à la participation des publics dans des lieux culturels, comme l’explique très bien Nina Simon en prenant l’exemple des musées :

Lorsqu’il s’agit de mettre en place des activités participatives, de nombreux éducateurs pensent qu’ils doivent supprimer toute forme de médiation pour permettre aux participants d’avoir un contrôle complet sur leur expérience. On crée alors un environnement ouvert qui peut être décourageant pour certains participants. Dans une activité libre, les gens doivent d’abord avoir une idée de ce qu’ils vont dire ou faire, puis ils doivent la concrétiser sous une forme qui satisfait leurs critères de qualité. C’est loin d’être simple et c’est même particulièrement difficile dans le contexte d’une visite occasionnelle au musée […] Les meilleures expériences participatives ne sont pas totalement libres. Elles sont échafaudées de façon à aider les gens à se sentir à l’aise. (Nina Simon, The Participatory Museum, Museum 2.0, 2010)

Autrement dit : lorsqu’on souhaite rendre des publics actifs et productifs dans un lieu culturel où ils sont de simples visiteurs ou usagers, il ne suffit pas de leur « laisser les clefs » : il faut inclure des phases intermédiaires, y compris une étape zéro correspondant à un engagement minimal (par exemple : côtoyer ou observer simplement d’autres personnes qui participent à un atelier).

Respecter cette étape zéro est essentiel. Chez les ados, le mode « hanging out » est le plus répandu et de loin, notamment chez les jeunes qui ont le capital économique, social et culturel le plus faible. La même remarque est valable pour les adultes. Je cite encore une fois Nina Simon : « Les expositions qui invitent à s’exprimer personnellement ne touchent qu’un faible pourcentage du public des musées. Moins d’un pour cent des utilisateurs des plateformes du Web social créent du contenu original. Est-il souhaitable de mettre en place une installation interactive que seul un pour cent des visiteurs utilisera ? Peut-être, mais à condition de la compléter avec d’autres dispositifs qui toucheront un public plus large. »

Aménager un espace HOMAGO

Le principe HOMAGO peut être employé non seulement pour « échafauder » un programme culturel, mais aussi pour penser l’aménagement intérieur d’un espace d’activité. L’acronyme « HOMAGO » a en effet été forgé non pas par les collègues de Mimi Ito eux-mêmes, mais par des animateurs et des médiateurs qui se sont approprié leurs idées pour imaginer des lieux de création numérique inclusifs.

Un aménagement HOMAGO correspond à un lieu qui propose non seulement les trois types d’activité (flâner, bidouiller, geeker) mais où elles cohabitent étroitement afin de faciliter le passage de l’une à l’autre. L’espace YOUmedia de la bibliothèque publique de Chicago (un « learning lab » de 500m2 qui s’adresse aux adolescents) a été aménagé en appliquant cette philosophie :

« YOUmedia Chicago a été explicitement pensé pour servir de médiateur entre les différentes formes d’engagement des jeunes avec les nouveaux médias. Ses créateurs ont aménagé des espaces de détente (« hanging out spaces ») qui accueillent des activités sociales décontractées, où les adolescents peuvent manger, jouer à des jeux vidéo et se détendre sur des canapés confortables. Un espace de bidouillage (« messing around space ») se situe juste à côté. Il propose un accès facile à des ordinateurs, à du matériel d’enregistrement et à d’autres outils de création numérique. Au fond de la salle enfin, on trouve un espace pour des ateliers plus structurés, où des mentors animent des cours, avec une grande table et un tableau blanc […] Bien que le programme d’activité officiel de YOUmedia se destine principalement aux geeks qui s’intéressent à la création à l’aide d’outils numériques, la majorité de l’espace est conçue pour permettre de socialiser de façon informelle, de trainer, et de bidouiller. » (Kiley Larson et al., Safe Space and Shared Interest: YOUmedia Chicago as a Laboratory for Connected Learning, 2013)

YOUmedia a ouvert en 2009. L’aménagement décrit dans la citation précédente a été revu et amélioré en 2018 avec l’aide du cabinet d’architecte Éric Rothfeder. C’est ce nouvel aménagement qui est représenté sur les plans suivants.

Plan de l’espace Youmedia de Chicago et des exemples de niches-vitrines (source : https://erarch.com/youmedia).

Plusieurs points méritent d’être soulignés dans ces visuels :

  • D’abord les trois zones HOMAGO sont toujours bien présentes, même si elles s’entremêlent. Les grandes tables dédiées aux ateliers créatifs (art, mode, sciences et techniques) côtoient des espaces permettant de mener un projet en autonomie (studio de musique, studio de podcast, remise à outils…) et des zones plus informelles permettant de simplement flâner seul ou en groupe (coin jeu vidéo, tables collectives, niche de lecture, niche d’écoute…)
  • On voit aussi que beaucoup d’efforts ont été faits pour créer de la visibilité et de la transparence. Les niches qui donnent sur la rue ont été aménagées pour fonctionner comme des vitrines. Pour dégager la vue au maximum, les rayonnages ont été majoritairement repoussés contre les murs. Au milieu de l’espace, on trouve simplement quelques meubles bas qui servent de « tampons » entre certaines zones et qui permettent de canaliser la circulation.
  • Pour finir, on peut noter que la médiation comporte plusieurs facettes, tout comme les espaces, avec un bureau d’accueil et d’information, une table des mentors (destinée aux usagers autonomes ayant besoin d’un coup de main ponctuel), et des animateurs qui pilotent des ateliers sur les tables dédiées.

Rendre visible, rendre accessible

Un lieu comme Youmedia va complètement à rebours de la façon habituelle de concevoir les espaces d’animation dans le « modèle médiathèque » à la française. Depuis les années 70, ce modèle s’est développé en s’appuyant sur une vision principalement descendante de l’action culturelle, avec des usagers placés en situation de spectateurs passifs et des espaces au diapason de cette philosophie : salles pour l’heure du conte, galeries d’exposition, auditoriums… On pourrait dire la même chose des espaces de formation, qui sont souvent aménagés comme des salles de classes.

Dans beaucoup d’établissements, le spectacle vivant est une référence implicite pour penser les espaces d’action culturelle, ce qui conduit à créer des zones isolées acoustiquement et visuellement du reste de la médiathèque. Ce choix de design peut avoir des conséquences malheureuses. Parfois, la fonction d’animation va s’autonomiser, rompre avec les autres espaces ou les autres services, à tel point qu’il n’y aura plus du tout de synergie entre eux. Dans le pire des cas, les espaces d’action culturelle sont complètement invisibilisés, et quasiment plus personne ne les fréquente en dehors des habitués et des « publics captifs » (c’est-à-dire les groupes ou les classes accueillies sur rendez-vous).

La philosophie HOMAGO est exactement inverse : elle part du principe que les animations doivent être visibles et décloisonnées au maximum, pour permettre aux simples badauds de se transformer en douceur (et s’ils le souhaitent) en usagers actifs.

Lorsqu’on adopte cette philosophie, on considère que les espaces de sociabilité, les espaces de passage et les espaces d’activité doivent nécessairement se mêler pour être inclusifs. Si l’on se contente de fournir un accès à des ressources ou des ateliers sans proposer en parallèle un espace accueillant et ouvert, le risque est que seuls les habitués ou les initiés, bref « ceux qui ont la carte », en profitent.

Dès que l’on parle de mélange de fonctions, d’espaces ouverts et décloisonnés, surgit le spectre du conflit d’usage : comment faire pour que les usagers actifs et bruyants ne perturbent pas le public calme et silencieux ? La solution est simple : je vous recommande d’inverser la logique traditionnelle. Plutôt que d’isoler les espaces dynamiques, rendez-les bien visibles au centre de votre bibliothèque, et positionnez les espaces de travail au calme à la périphérie, dans des zones séparées par des tampons visuels ou acoustiques (comme des cloisons ou des rayonnages).

C’est exactement la philosophie qui a été adoptée à la bibliothèque de Tårnby au Danemark, qui est construite autour d’un vaste atrium baptisé la Rotonde, qui sert d’espace d’activité polyvalent accueillant des rencontres citoyennes, des concerts, des séances de Tai-chi, des ventes de livres désherbés… et qui est utilisé comme un espace de sociabilité le reste du temps.

Quelques usages possibles de la Rotonde de la bibliothèque de Tårnby.

Si votre espace d’activité comporte du matériel spécifique (comme dans un fablab), si une isolation acoustique est impérative (comme dans un studio d’enregistrement) ou s’il nécessite une certaine intimité (comme dans une salle de brainstorming), il sera sans doute difficile de le laisser totalement en libre accès au centre de votre bâtiment.

Dans ce cas, optez au moins pour des cloisons vitrées, prévoyez des ouvertures larges et laissez les portes grandes ouvertes dès que vous le pouvez. Une porte à pousser est une première frontière à la fois physique et symbolique : on peut avoir le sentiment qu’il faudra justifier sa présence dès le seuil franchi. Moins le public aura d’obstacles à surmonter, plus il se sentira autorisé à simplement flâner et observer, et plus vous l’inciterez à gravir de lui-même l’échelle HOMAGO.

Le Launchpad de la bibliothèque d’Indian Trails (Illinois) et le laboratoire numérique de la bibliothèque du Bouscat : deux exemples d’espaces d’activité visibles et accessibles, grâce à des baies vitrées et à de grande ouvertures

Pourquoi le principe HOMAGO est-il important pour les bibliothèques françaises ?

Comme vous pouvez le voir, le principe HOMAGO a des applications très concrètes en matière d’aménagement intérieur.

Cette notion qui a maintenant plus de 10 ans est assez peu connue des bibliothécaires. Pour ma part, je l’ai découverte aux environ de 2015 grâce à Marie D. Martel. Cyril Jaouan la mentionne également dans son ouvrage Espaces de création numérique en bibliothèque paru en 2019. En dehors de ces 2 exemples, on ne peut pas dire que ce soit un concept qui ait vraiment pris chez les professionnels francophones… peut-être parce qu’il s’agit d’un acronyme basé sur des mots anglais et qui n’est pas immédiatement transparent ?

Les bibliothécaires français sont souvent davantage friands de concepts plus abstraits, comme « le troisième lieu » ou « la participation des publics. » Ces notions très générales sont utiles pour clarifier une vision et fixer un cap mais elles ne fournissent aucune orientation concrète, aucune contrainte, à des concepteurs tels que des programmistes, des architectes ou des aménageurs. Elles ne permettent pas non plus d’aller au-delà de certains a priori profondément ancrés dans le « modèle médiathèque. » Si bien que beaucoup de bibliothèques affichent des intentions ambitieuses dans leurs projets d’établissement (fonctionner comme des tiers-lieux, développer la participation du public, être inclusif et ouvert à tous, etc.), sans avoir au final les moyens matériels nécessaires pour les réaliser, en particulier des espaces adaptés.

Selon moi, des notions plus simples mais aussi plus opérationnelles, comme le principe HOMAGO ou les 4 espaces, permettent de véritablement créer des bibliothèques tiers-lieux plutôt que de simplement en parler…

1 Commentaire

  1. Cyrille

    Merci pour ce billet Nicolas ! Nous avons tenté de travailler ce concept pour le futur fablab qui verra le jour en 2023 dans ma médiathèque.

    Réponse

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